Le triste destin de l’hôtel Altenberg (1/2) : août ’14

En consultant récemment un fond photographique à la recherche de photos du 133e RI, une séquence intéressante de prises de vue de l’hôtel Altenberg attire mon attention. Un hôtel croisé dans les écrits de Louis de Corcelles lorsque ce dernier passait au col de la Schlücht en juin 1915 pour se rendre avec les deux bataillons du 133e RI vers le Gaschney, en face de la Cote 830. Mon commentaire dans l’ouvrage rapprochait ce témoignage de celui du docteur Joseph Saint-Pierre, qui y fit un arrêt lors de la grande retraite vers les cols Vosgiens, à la fin août 1914. Ouvrage emblématique du col de la Schlücht, ce carrefour stratégique pour les troupes françaises entre l’Alsace et les Vosges, l’hôtel Altenberg subit les outrages de la guerre. Mais notre époque récente rivalise avec les obus par ses propres moyens de destruction. En 2020, l’hôtel n’en finit pas de mourir. 

Quand l’hôtel Altenberg accueille le gratin de l’Europe

Avant l’Altenberg, l’hôtel français

Quand est lancé la construction de l’hôtel Altenberg en 1894, la frontière franco-allemande traverse le col de la Schlucht depuis la fin de la guerre de 1870/71. Le col lui-même est traversé par une route construite 13 ans auparavant, entre 1842 et 1858, et dont l’objet est de faire communiquer les deux florissantes vallées de Munster et de la Vologne, aux usines textiles nombreuses.

Côté français, Théodore Defranoux a déjà érigé en 1887 un hôtel – appelé « hôtel français« , ou bien « hôtel Defranoux » – sur l’emplacement de l’ancienne auberge de sa belle famille alsacienne Mohr. Son hôtel tire profit de sa proximité avec la frontière, du patriotisme de la revanche qui amène de nombreux visiteurs observer l’Alsace, et la présence importante de soldats et d’officiers. L’hôtel sera le plus fréquenté de la région pendant toute l’avant-guerre. Nombre d’officiers français mais aussi allemands s’y rendent. Son propriétaire fait par ailleurs l’objet de suspicions de tropisme pour l’Allemagne, voire d’espionnage. Il sera enfermé en maison de santé pour quelques temps. Au début du siècle, l’hôtel est finalement confié à plusieurs gérants (vous pouvez trouver ici un article approfondi sur l’histoire de l’hôtel dans l’avant-guerre). 

La construction de l’hôtel Altenberg

La construction de l’hôtel Altenberg débute en 1894, à l’initiative d’Alfred Hartmann, issu d’une famille d’industriels de Munster. Il s’agit de construire un établissement haut de gamme, pouvant accueillir une clientèle fortunée. L’établissement est achevé en 1896 et confié en gestion à un maître d’hôtel suisse.  Situé à 1080 mètres, il offre un panorama imprenable sur l’Alsace, la forêt noire et permet d’apercevoir par temps clair les alpes bernoises. Ses 40 chambres proposent 60 lits et l’établissement dispose de 2 salles à manger, 2 salons et un café. L’hôtel est bien sûr électrifié et chauffé à la vapeur, et dispose du téléphone, d’un terrain de tennis dans le parc de 70 000 m2 et d’un golf au Montabey, sur les pentes du col de la Schlucht. L’eau provient de sources des environs, dont on vente les propriétés.

Renommée et tramway

Il va accueillir jusqu’à la guerre le gratin du Gotha, notamment Raymond Poincaré, futur président de la République, la reine Wilhelmine des Pays-Bas, l’empereur Guillaume II et ses fils…

Pour faciliter l’accès, un tramway en crémaillère est construit en 1907. Il permet de rejoindre l’hôtel en une heure à partir de la gare de Munster. C’est le chemin de fer le plus haut de l’Empire Allemand. 

Côté français, un tramway est aussi être construit en 1904 pour accéder au col à partir de Gerardmer. Une réalisation concurrente en quelque sorte …

L’Hôtel Altenberg pendant la guerre

Conquête du col et campagne d’Alsace

Le 4 août 1914, une journée après la déclaration officielle de la guerre, le 152e régiment d’infanterie (le fameux 15-2) de la 81e brigade, installé avant-guerre à Gerardmer non loin de là, prend d’assaut le col de la Schlücht et l’occupe après une brève résistance allemande. Le col reste français jusqu’à la fin de la guerre. 

Pendant le mois d’août 1914, les Français mènent deux campagnes en Alsace. La première (7-11 août), mal préparée et sans appui, connaît un succès initial mais se termine par un retrait après une contre-offensive allemande. Avec les renforts, une deuxième offensive mieux organisée débute le 14 août permet de ré-occuper Mulhouse. Des reconnaissances françaises atteignent même Colmar. Les troupes s’arrêtent et cantonnent plusieurs jours sans pousser jusqu’au Rhin. Les défaites en Lorraine et la retraite de l’armée française sur la Marne sifflent la fin de ce succès français. Le 24 août, ordre est donné d’abandonner Mulhouse et de regagner les Vosges, sur les cols.

La retraite des derniers jours d’août 1914

L’ordre de retraite surprend les soldats français. Abandonner le terrain durement conquis et tellement symbolique suscite l’incompréhension.Les fantassins du 133e RI et le 23e RI, les deux régiments de la 82e brigade de la 41e division, commencent une très longue marche.

Prenons le cas du 133e RI et de son 1er bataillon (Barberot). Il marche toute la nuit pour arriver le 25 août à Soultz, face à Colmar. Le jour suivant, le repli se poursuit vers la vallée de Munster, où ordre est donné de défendre les routes de Montagne. Le 1er bataillon s’installe à Soultematt, où il assure sa mission défensive le 27 août, en attendant d’être relevé par le 15e bataillon de chasseurs. Le 28 août, l’unité se remet en marche. Le 29, il parcourt près de 40 km et plus de 1600 mètres de dénivelés sous une chaleur accablante pour atteindre le lendemain dans la nuit le col de la Schlucht où il cantonne, épuisé. Le lendemain 30 août, il effectuera les 25 kilomètres restant qui lui permettent de rejoindre Fraize vers 10h. 

Parmi les soldats dont les parcours ont été publiés sur ce blog, plusieurs participent à cette dure retraite. Notons les capitaines Cornier et Juvanon du Vachat, le lieutenant Henri Jean Desbazeille et le le sous-lieutenant Léon, « Henri », Louis Millet, deux des cinq officiers enterrés à La Croix aux Mines, les lieutenants Cornet-Auquier et Jacques Piébourg, le sergent Vuillermet, les soldats Janodet et Janéaz.

Témoignages de la retraite du 28/29/30 août 1914

Trois témoignages intéressants racontent le passage au col de la Schlucht et la vision de l’hôtel Altenberg. 

Le soldat Joseph-Eugène Comte du 133e RI (1ère compagnie, 1er bataillon, voir ses autres témoignages sur les combats du col des Journaux et sur la défense victorieuse de Battant de Bourras), écrit le 28 puis le 29 août 1914 :

A 5h du soir, départ de Gischwiller, on passe par Soulzmatt, de ce pays on a traversé une forêt très longue, on n’y voyait pas à un pas, on a beaucoup eu de peine. Enfin à 2h on travers Munster où l’on croyait cantonner, mais il nous a fallu aller jusqu’à Altenberg. Nous avons couché dans une maison où il n’y avait que les murs. 

29 août : Après avoir reposé 3h et bu le jus, en route pour la Schlucht. Sur notre route, on a vu beaucoup de cadavres de chevaux, de souliers, des vêtements, des sacs, des équipements, des voitures démolies et des tombes de soldats avec une petite croix, avec quelque fois les noms ou les képis (c’est horrible). A la Schlucht où l’on arrive vers 9h, on est dans un hôtel « Hôtel Français » qui est tout pillé, les caves inondés par les fûts défoncées, qu’ils n’ont pu boire ou emporter, les bouteilles brisées. Dans les cuisines et les salles, la vaisselle traîne, les glaces trouées ou brisées, les cours encombrées de débris de toutes sortes, les chambres saccagées, les meubles brisés, le linge épart, les portes enfoncées. 

On a arrangé des matelas pour coucher. On mange la soupe que l’on trouve bonne, vu que l’on a eu qu’un quart de jus depuis Altenberg. On se couche le plus vite car on est rendu. 

30 août : Départ à 4h, on arrive à Fraize à 11h…

Le soldat Joseph-Laurent Fénix du 133e RI (4e compagnie, 1er bataillon) raconte lui aussi sa montée vers les cols :

On a pris la direction du col de la Schlucht. On se trouvait sur une haute colline, on voyait les villages bien en bas, et arrivés vers une forêt de sapins, on voyait à cet endroit une ligne de chemin de fer pour trains à crémaillère. Et au sommet se trouvait un grand hôtel, on disait que c’était à Guillaume II. On est rentrés dans cet hôtel, il n’y avait personne, il y avait de vastes salles pleines de jolis fauteuils luxueux et de toutes sortes de meubles chic. Il y avait un bâtiment spécial pour la cuisine et on a pu faire un peu à manger. On a couché dans les fauteuils. Le lendemain, on est repartis, et, en passant par le col de la Schlucht, il y avait plusieurs jolis hôtels. Ensuite on a traversé une grande forêt de sapins, c’était les Vosges, que les Boches avaient déjà commencé à envahir. 

Le sergent Charles Aguétant du 23e RI écrit dans son carnet, publié par son père (ancien maire d’Ambérieu-en-Bugey) pendant la guerre, en 1916 :

29 août : Au matin, nous quittons Günsbach pour Gérardmer. Pour la quatrième fois, nous traversons la frontière. Nous faisons ce jour là une des marches les plus pénibles que nous ayons eues. Nous arrivons à l’hôtel d’Altenberg, où Guillaume II faisait de fréquentes visites ; tout y est saccagé, nous faisons le feu avec les boiseries des glaces, des pendules, des chaises, etc … Après avoir mangé, nous repartons pour Gérardmer. Nous sommes au col de la Schlücht, nous passons à côté du chalet allemand, puis devant l’hôtel allemand, puis devant l’hôtel français : tous deux sont saccagés. 

Enfin, il y a le témoignage du médecin Joseph Saint-Pierre, du 23e RI. L’officier s’arrête pour une étape, et profite quelque peu du bâtiment. Il écrit ainsi dans son journal le 28 août 1914 :

Départ 6 heures pour Munster. Scierie éventrée par obus. Un obus est tombé sur la place de Munster et a volatilisé la sentinelle. On a surpris le maire téléphonant aux Boches…et fusillé. On a acquitté, au conseil de guerre le gendarme de Wittenheom qui, rentré chez lui, usera sans doute de représailles. Munster, jolie petite ville encaissée. Nous commençons l’ascension de la Schlucht…Nombreux sacs de poilus boches … Heureusement brouillard et froid. Les hommes supportent bien cette montée de 11 km, mais on ne voit rien. Les deux frères jumeaux Faivre sont assis, à la pause, sous le même manteau, on dirait deux enfants, pauvres gosses. Douilles d’artillerie… Voici un sentier où un chasseur à pied a démonté une douzaine de Boches…Voici le funiculaire…Dans la colonne je reconnais Guichon de « La Pierre » de Nantua. Je termine la montée avec lui. Il arrive de Paris et la trouve mauvaise pour un début ! Enfin, voici le sommet : Hôtel d’Altenberg (maison allemande). Il est superbe, mais dans quel état ! Les hommes s’installent dans la cour. Je visite : la cave a été vidée… les artilleurs dînent dans la galerie vitrée… les chambres sont amochées. Nous reconstituons de l’ordre dans la salle à manger et le salon où rien n’est resté neuf sauf deux beaux lustres de cristal qui semblent étonnés du spectacle. Bon piano. De Seroux triomphe et nous joue admirablement… Beaux jardins forestiers… terrasses, esplanades… vues dans… le brouillard. Je cause de la guerre avec un adjudant. C’est lui qui a tué le cavalier boche à La Chapelle et il ajoute : « voici sa pipe », qu’il fume d’ailleurs prosaïquement. 

Je vais à l’Hôtel français également dévalisé. Je reconnais l’endroit où Amand s’est fait photographier avec Chamelet pendant ses 28 jours. Je trouve une chambre…dîne avec le Ct en bas, puis monte me coucher. Le lieut. Muller trouve un maréchal des logis dans son lit avec Perret, et les expluse. J’invite Didi car j’ai un lit de reste … accepté…Cet hôtel a été transformé en bazar ! Canon direction Colmar.

Le 29 août, il écrit

Le funiculaire descend les blessés qui viennent de Colmar. Je vais au trot à Altenberg contempler la vue sur Munster : un peu brumeuse mais superbe…belle vallée prise d’enfilade, avec vallées confluentes … Au fond, la plaine. Ce serait dommage de leur laisser ça. Je reviens. Piano dans un hôtel secondaire. Ce le lieut. Wendling qui joue, médiocrement. Les Boches ont fait sauter la route, le génie la répare.

Descente sur Gérardmer. Je fais route à pied.

Deuxième partie : le crépuscule

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