Il est des rencontres improbables qui vous permettent de récupérer un témoignage d’un autre temps, que vous pensiez tout simplement impossible. C’est ainsi que cet été, j’ai pu échanger avec madame Hélène Lebert, 99 ans, fille du docteur Marius Voiturier. Qui est le docteur Voiturier (qu’on voit au milieu de la photo ) ? D’après l’une des lettres de Louis de Corcelles, ce serait le médecin militaire du 5e BCP qui secourut le commandant Barberot le 4 août 1915 au Linge pendant le bombardement qui lui fut fatal. Retrouver plus de 100 ans plus tard la fille de ce témoin est une chance que je suis heureux de ne pas avoir laissé passer. C’est l’occasion de rendre hommage à ce médecin qui accomplit pendant toute la guerre son devoir au secours des blessés qui lui furent confiés.
Un fils de cultivateur du Bugey
Marius Pierre Voiturier naît le 18 avril 1882 à Chazey-sur-Ain (Ain). Il est le fils d’Henri Charles Voiturier (1848-1926) et de Marie-Joséphine Brison. Son père est cultivateur. Le couple a déjà un fils, François, né en 1877 mais qui meurt prématurément en 1896, à seulement 19 ans.
Marius suit une scolarité brillante au petit séminaire de Méximieux, grâce aux remarquables prêtres enseignants. Il rejoint le 133e régiment d’infanterie en 1901 mais, étudiant en médecine, il est dispensé de terminer son engagement de 3 ans, comme le permettent à l’époque les lois sur la conscription. Il quitte le régiment le 11 novembre 1902. Il est mis en disponibilité puis passe dans la réserve le 10 novembre 1905. On l’affecte à la 7ième section d’infirmiers de Dôle. Diplômé, il est nommé médecin auxiliaire de réserve le 15 août 1905, et rattaché au 5e bataillon de chasseurs à pied. Il fera les deux premières années de la guerre au sein de cette unité.
Des tranchées aux hôpitaux militaires
Marius Voiturier est mobilisé le 2 août 1914 et sert comme médecin auxiliaire. Le service de santé du bataillon comprend, outre Marius Voiturier, le médecin major Lambert, le médecin aide-major Voinier, le sergent major Rolin (chef brancardier), le caporal Gentilhomme (sous-chef brancardier) et le caporal infirmier Breton.
A partir de ce moment, le jeune médecin débute la procession des nombreux engagements que son bataillon ne va cesser d’avoir pendant les deux premières années de la guerre.
Campagne d’Alsace
Dès le 4 août, le médecin aide-major Voiturier reçoit l’ordre de réquisitionner des voitures pour les aménager en vue du transport des blessés, à l’aide de brancardiers civils car les brancardiers militaires ont fort à faire. Dans la foulée, il organise le 6 août un poste de secours avec 10 lits à l’école ménagère de Ventron, à la frontière avec l’Allemagne, qui reçoit les premiers blessés. Il participe le lendemain à l’invasion et pénètre en territoire alsacien.
Il participe ensuite à la deuxième offensive française en Alsace, et parvient avec le bataillon jusqu’à Turckheim. Il officie à l’hôpital installé dans l’hôtel des 2 clés puis gère le rapatriement sur Munster. Pour cela, il réquisitionne 3 voitures à bœufs qu’il aménage pour le transport des blessés. Avec son bataillon, il se replie à la fin du mois d’août sur la frontière française.
La Bataille des cols et les combats de septembre 1914
Lors de la bataille des cols (voir ici la chronologie), le 5e bataillon participe à plusieurs combats. Le 6 septembre, le poste de secours est installé à l’hôpital de Fraize. Les brancardiers passent le soir sur les champs de bataille pour ramasser les blessés. Ils sont ramenés vers le poste pour être envoyés ensuite vers l’intérieur pour les blessés les plus graves.
Après le repli des Allemands, le médecin Voiturier accompagne avec les brancardiers et infirmiers les deux bataillons engagés à poursuivre l’ennemi vers Provenchères.
Hiver 1915
Le docteur continue sa campagne en suivant son bataillon dans ses différentes affectations. En décembre 1915, il organise le poste de secours à Niderlauchen et deux mulets sont mobilisés pour évacuer les blessés vers l’intérieur.
Pendant les combats d’Uffholtz, le médecin aide-major Voiturier dirige le ramassage des blessés avec les brancardiers. 82 passent par le poste de secours le 4 février mais l’évacuation des blessés graves vers l’arrière est difficile. Le 16 février 1915, il est cité à l’ordre de la 66e division pour son action dans les bois d’Uffholtz :
« Lors du combat du 4 février 1915 dans les bois d’Uffholtz, a assuré son service avec le plus grand zèle et sans aucun souci du danger. A pu grâce à son activité inlassable faire relever dans les meilleures conditions possibles tous les blessés du bataillon. »
Le 7 février, le bataillon est relevé et Marius Voiturier organise l’infirmerie à l’arrière, aidé par un étudiant en médecine et un infirmier.
Les combats de l’Hilsenfirst
C’est pendant les combats de l’Hilsenfirst dans lequel son unité vient de perdre son chef, le commandant Colardelle, qu’arrive le 26 juin 1915 le commandant Barberot. Ce sont des combats éprouvants où il faut tenir au sommet de la montagne. Le service de santé doit se coller au plus près des premières lignes de combat. Le médecin aide-major Voiturier organise un refuge au camp Viallet. Le 2 juillet 1915, pendant l’un des bombardements allemands, l’éclatement d’un obus près du médecin Voiturier lui fait perdre l’audition à l’oreille gauche. Il quitte la ligne de front un peu avant le reste du bataillon qui ne part au repos que le 4 juillet 1915. Il retrouve son unité le 7 juillet.
Pour son action sur l’Hilsenfirst, il est cité à l’ordre de la 66e division le 7 août 1915 :
Sur le front depuis le début de la campagne a toujours montré un parfait mépris du danger, assurant son service dans les circonstances les plus difficiles. Les 1ers et 2 juillet sous un bombardement des plus violents et malgré que le terrain à parcourir fut criblé de projectiles, n’a cependant cessé de prodiguer ses soins aux blessés.
Le Linge
Entretemps, son bataillon est engagé sur le Linge le 26 juillet 1915. Le médecin aide-major Voiturier organise avec son chef et le personnel infirmier deux refuges de blessés sur les pentes du Linge, reliés au poste poste central par 3 boyaux. Les blessés les plus graves sont ensuite évacués vers le Lac Noir, et de là sur Fraize.
Le 4 août, alors que le bataillon est parvenu quasiment au sommet et s’accroche aux positions conquises, les Allemands débutent un bombardement de grande intensité sur les lignes françaises. Le commandant Barberot est tué dans les quelques heures qui suivent le déclenchement. Dans les nombreuses circonstances qui ont pu être écrite sur sa mort, Louis Chevrier de Corcelles précise dans une de ses lettres du 24 décembre 1915 :
Avez-vous lu l’article du diable au cor sur le Commandant Barberot, j’ai appris qu’il est tombé mortellement atteint dans les bras du docteur Voiturier, de Chazey, major de son bataillon de Chasseurs. Voilà les hasards de la guerre.
En septembre, le médecin Voiturier est responsable du poste de secours de la 5e compagnie au Judenhut. Il retourne en première ligne le 17 novembre. Le 8 décembre 1915, il retourne en réserve avec l’ensemble du bataillon mais s’installe avec la 1ère compagnie au camp de Herrenflüh.
Le 20 janvier 1916, il peut enfin partir en permission.
La Somme
Après le Linge, il poursuit sa guerre au gré des déplacements de son bataillon. Le 5e BCP est déplacé ensuite vers la Somme. Il est cité de nouveau le 22 septembre 1916 à l’ordre de la division :
Au front depuis le début de la campagne, n’a cessé de donner pendant cette campagne le plus bel exemple de courage et de zèle. S’est prodigué du 26 août au 29 août 1916 pour donner ses soins aux blessés et pour diriger la relève des blessés sur un terrain violemment battu par l’artillerie ennemie.
Le 16 octobre 1916, Voiturier est dans le secteur entre Frégicourt et Sailly. Le 21 octobre, il monte en première ligne et organise le poste de secours. Il reçoit finalement un ordre de mutation et quitte le 5e BCP après plus de deux ans.
Médecin à l’arrière
En décembre 1916, le docteur Marius Voiturier quitte son bataillon après plus de deux ans de campagne, pour rejoindre le train sanitaire improvisé. C’est un peu comme l’Aspirant Laby, dont les carnets publiés par Bayard décrivent aussi un parcours où le médecin est retiré du front pour les hôpitaux, un peu pour son expérience mais aussi comme un récompense face à l’usure des premières lignes.
Il est promu Aide-Major de 2e classe le 19 janvier 1916, puis de 1ère classe le 30 novembre 1916. Il passe à la 7e région le 13 février 1917 puis rejoint l’hôpital complémentaire n°21 à Héricourt le 1er décembre 1917. C’est ensuite tout au long de l’année 1918 une succession d’hôpitaux militaires : le n°25 à Montbéliard, le n°23, le n°44 à Remiremont.
Après la Grande Guerre
Il est enfin libéré de ses obligations militaires le 6 mars 1919 et retourne à Ambérieu. Il aura été plus de quatre ans et demi au combat.
Après la guerre, Marius Voiturier épouse le 4 janvier 1921 à Lyon Blanche Balas (1889-1974). Une fille, Hélène, naît en 1922. Le docteur, revenu à vie civile, s’installe comme médecin à Ambérieu.
Le 24 mars 1923, il est fait chevalier de la Légion d’Honneur. Il a reçu deux ans auparavant une lettre de félicitations, le 22 août 1921.
Il demeure dans la réserve et on retrouve son nom dans l’annuaire des officiers en 1935-1936 comme médecin capitaine. Il est aussi actif comme président du conseil paroissial d’Ambérieux. Il décède le 2 novembre 1970 à Lyon.
Une rencontre improbable, plus de 100 ans après
C’est à la suite de la publication de mon deuxième ouvrage En mémoire d’un fils, que je suis contacté par l’ancien maire de Chazey-sur-Ain, René Dulot. Au détour de nos échanges, nous évoquons le passage sur le docteur Voiturier et il m’apprend que sa fille Hélène est toujours parmi nous. Il me promet de voir s’il est possible de rentrer en contact avec elle.
C’est chose faite le 12 août 2021. Madame Hélène Lebert a aujourd’hui 99 ans mais l’esprit toujours alerte. Elle a été prévenue de mon appel et manifestement, le nom de Barberot a suscité un vif intérêt. Nous nous appelons et elle me livre les quelques éléments dont elle se souvient.
Ainsi, son père ne parlait que très peu de sa guerre, mais il n’hésitait pas à citer quelques noms, dont le commandant Barberot et un autre commandant (Colardelle ?), pour lequel il avait gardé un grand respect. Elle n’a pas de détails sur la mort du commandant, mais son père lui raconte sa survie miraculeuse pendant la bataille du Linge :
Pendant la bataille du Linge, le pc de secours est mal placé. Il se met près de la porte pour protéger un blessé au fond. Mais l’obus entre et ricoche, tuant le blessé plutôt que le docteur.
Hélène m’indique aussi avoir été emmenée vers 13/14 ans pour une cérémonie au Linge. Elle en garde un vague souvenir mais c’est sans aucun doute l’inauguration de la stèle Barberot / 5e BCP qui trône toujours au collet du Linge. Elle fut inaugurée par souscription en 1936, et s’y sont rendues les deux veuves des commandants Colardelle et Barberot.
C’est enfin plusieurs questions auxquelles je peux répondre quant à la famille Décroso, à laquelle appartient la mère de Louis de Corcelles. Elle aurait été liée à la propriété du château de Saint-Maurice de Rémens où la famille de Saint-Exupéry, dans le besoin après la mort du père, aurait été accueillie. Ce serait en regardant les avions de l’aérodrome d’Ambérieu qu’Antoine aurait eu sa vocation de pilotage. Le docteur Voiturier y rendait de nombreuses visites comme médecin.
Hélène m’apprend aussi qu’Edith Crozet de la Faÿ (1886-1980), cousine de Louis Chevrier de Corcelles et entrée en religion en 1924 au sein de la Société de Jésus Rédempteur, fut la supérieure de son école, l’établissement Chevreul, à Lyon. Elle ouvrit aussi une écolé ménagère très réputée qui a formé plusieurs générations de jeunes filles.
Enfin, elle insiste dans un dernier courrier sur le rôle essentiel des enseignants de son père au petit séminaire, et qui lui permirent de devenir médecin. A plus de cinquante ans, ce dernier s’adressait à l’évêque en latin, lorsqu’il fallait organiser la confirmation à Ambérieux dont il était le président du conseil paroissial. Hélène elle même en bénéficia quand le curé de Bettant, ancien enseignant de son père, relégué dans cette paroisse pour ses liens avec l’Action Française, lui permit de rattraper son niveau de grec en deux mois pour devenir en seconde la première de sa classe. Le curé occupait par ailleurs ses loisirs à rattraper les collégiens qui avaient raté leur année scolaire.
Un témoignage inespéré …
J’ai appris aujourd’hui le décès dans sa 101e année de madame Hélène Lebert, par l’une de ses cousines. Celle-ci m’a donné ces précisions ce 30 août 2023 :
« Hélène Lebert s’est éteinte à l’âge de 100 ans à la maison de retraite de Jujurieux (depuis Avril dernier, sa santé se dégradait et ne pouvait plus rester chez elle). Elle aurait eu 101 ans le 28 Septembre 2023 et souhaitait bien les fêter. Ses obsèques ont eu lieu hier après-midi et elle repose désormais près de ses parents au cimetière de Chazey sur Ain. »
Comme je l’avais dit dans l’article, l’échange que j’avais eu avec elle fut rempli d’émotion et nous avions pu avoir un échange épistolaire sur l’ouvrage sur Louis de Corcelles que je lui avais fait parvenir. C’est une des derniers « témoins » qui nous a quitté.
Voici le faire-part publié à cette occasion.
En union avec son époux,
André Lebert (†) ;
Alain Balas, Chantal Lamy et Laurence Roüault de La Vigne, ses filleuls et leurs enfants ;
Michel Neyra, Bérangère Favre-Neyra et leurs enfants ;
Les familles François Lebert, Neyra, Joseph, Anthony et Robert Balas,
Philippe Collangeat,
Charles et Annie Grange
ont la tristesse de vous faire part du décès de
Hélène LEBERT
née VOITURIER
Chevalier dans l’Ordre
National du Mérite
décédée le 25 août 2023,
dans sa 101e année
La messe de funérailles aura lieu mardi 29 août 2023, à 14 heures, en l’église de Jujurieux, suivie de l’inhumation au cimetière de Chazey sur Ain.
Ni fleurs, ni couronne. Dons éventuels à l’œuvre d’Orient
(20 rue du regard 75015 Paris).
Bonjour,
Marius Voiturier est le mari d’une des demi-sœur de ma grand-mère maternelle (Blanche Balas). Grace à vous, je viens de mieux le connaitre.
Jean PAULET
Bonjour monsieur,
merci pour votre message et très heureux d’avoir pu mieux vous faire connaître le parcours du docteur.
Connaissez vous sa fille Hélène ?
Bien à vous
Merci pour vos différents témoignages
Michel Colin un petit fils de l’un de 14
Merci à vous
Un témoignage qui met en perspective l’importance de l’action et de la destinée des hommes confrontés au front.
Nous entrevoyons avec plus de clarté le vécu des soldats de la 5e BCP. Merci.
Merci