Les éclaireurs skieurs du 133e régiment d’infanterie

C’est en parcourant les écrits du général Henry Martin que je découvris pour la première fois l’existence d’une unité d’éclaireurs skieurs au sein du 133e régiment d’infanterie, à la veille de la Grande Guerre. Etonné, je m’en ouvris au lieutenant-colonel Pierret, président de l’amicale du 133e RI, lors de notre rencontre dans les Vosges cet été. Il m’exhuma des nombreux documents qu’il détient sur le régiment, quelques clichés sur cette section insolite installée au fort des Rousses. C’est l’occasion de rassembler les quelques informations sur cette unité qui ne semble pas avoir survécu à l’entrée en guerre.

Les débuts du ski militaire à la veille de la Grande Guerre

L’introduction du ski est intimement lié à la création, en 1888, des troupes de montagne, et plus particulièrement des bataillons alpins de chasseurs à pied (qu’on appellera bien plus tard « chasseurs alpins »). Ces derniers, contrairement à l’infanterie alpine au rôle statique, doivent pouvoir se déplacer en terrain montagneux. En 1896, un officier d’origine suédoise – le lieutenant Widmann – fait venir des skis et accomplit l’ascension du mont Guillaume en 1897. D’autres skis arrivent et une première unité, le 22e BACP, se déplace entièrement par ce moyen, remplaçant avantageusement les rackets bien plus épuisants.

A partir de l’hiver 1901-1902, le capitaine Clerc (il a découvert le ski l’année précédente) est autorisé à monter une instruction pour quelques hommes. Une mission norvégienne le soutient l’hiver suivant.

En 1904 est créé l’Ecole Normale de ski pour former les moniteurs. Ces derniers enseignent ensuite le ski dans différentes écoles régimentaires.

A partir de 1908 sont créés des écoles régionales pour les corps du Jura et des Vosges. Le 152e RI accueille ainsi de nombreux stagiaires issus de plusieurs régiments dont le 133e RI. C’est l’origine de la section des éclaireurs skieurs de ce régiment.

Le capitaine Clerc pousse à l’organisation de concours de ski au niveau local. A partir de 1908 sont organisés des concours internationaux de ski nordique, avec des épreuves de fond et de saut.

En 1913 est organisé le premier examen de skieur militaire.

Le fort des Rousses, caserne des skieurs du 133e RI

Détachement du 133e RI au fort des Rousses en 1913, au centre le lieutenant Pinseau

Le fort des Rousses, situé dans le Jura, est l’une des quatre casernes du 133e RI (les trois autres étant Sibuet à Belley, le fort de Pierre-Châtel non loin de là à Virignin, et Fort l’Ecluse à Léaz). Seul un petit détachement (une demie compagnie, soit 100 hommes environ) y stationne, dans un fort imposant, initié par Napoléon pour défendre la frontière face à la Suisse, construit à une haute altitude jusqu’au début du XXe, et pouvant accueillir près de 5 000 hommes, capables de résister pendant un an.

On trouve aujourd’hui dans le fort (transformé après sa vente par l’armée en 1997 en site d’affinage fromager) plusieurs stèles rappelant la présence du 133e RI (et le 23e RI), dont certaines sont visibles dans cette video de viste du fort en 2016 (notamment à la minute 2:53).

Il y aurait aussi eu des stèles à la mémoire du lieutenant colonel Dayet et du commandant Barberot. Mais ces dernières n’ont pu être retrouvées aujourd’hui (voir l’article consacré à ce sujet).

La section des éclaireurs skieurs à l’entraînement.

La formation a dû commencer après 1908, date de création des écoles régionales. Les documents du 133e RI montrent plusieurs photos de l’entraînement des soldats du 133e RI à la pratique du ski. En 1911, l’entraînement a déjà lieu. Les « souvenirs du 133e RI » publiés en 1911 montrent ainsi les exercices dans le Jura, sous l’instruction notamment du lieutenant Moyret que l’on voit, sur la première photo, en bas à droite.

Les « souvenirs » de l’hiver 1913 montre l’unité après une séance de ski. Certains portent le berret alpin, probablement des moniteurs encadrant la formation des hommes. Les hommes de troupe ne semblent pas disposer d’un équipement spécifique. On n’aperçoit ni gants, ni de tenue spéciale. Le fusil est porté sur le dos.

Le témoignage du (futur) général Henry Martin

Henry Martin est partiellement originaire du Jura, où il reprend l’activité de lunetier d’un oncle (par alliance). La proximité avec la montagne jurassienne et sa pratique sportive, sont certainement une des explications de son engagement ultérieur dans la section d’éclaireurs skieurs. Il effectue son service militaire au 133e RI. Il devient officier de réserve, formé par le capitaine Barberot avec lequel il se lie et au souvenir du quel il sera fidèle après la Grande Guerre (il publie ses carnets de Madagascar notamment dans la revue La Sabretache). Il rencontre par ailleurs sa future épouse chez la veuve du commandant.

Il mène plusieurs périodes militaires au fort des Rousses, où il continue de pratiquer le ski. Dans ses écrits, on trouve plusieurs anecdotes liées aux éclaireurs skieurs du régiment.

Il raconte d’abord l’engouement qu’il a pour les sports de Montagne, juste à la veille de la Guerre :

Courmayeur, le 15 juillet 1914

Avec ma future belle-famille (la famille Louis Lourdel de Virieu le Grand), je fais à pied le tour classique du Mont Blanc, après nos multiples courses à ski de cet hiver aux Rousses.

Nous rêvons, Louis LOURDEL comme moi, de faire ultérieurement l’ascension du Mont Blanc. A Chamonix, mon ami Alfred COUTTET me fait préparer un piolet ad hoc (il faisait partie, avec les deux jurassiens Denis VANDELLE des Rousses et Zenon GAUTHIER LAMOURA, de l’équipe de skieurs qu’en janvier le Club Alpin Français m’a chargé de conduire au concours international suisse de Pontre-sina). L’ascension du Mont Blanc exige surtout de 1 ‘endurance. Nous voulons nous entraîner méthodiquement et nous familiariser avec tous les abords du Géant des Alpes.

Notre petite caravane comprend Louis LOURDEL, son Epouse et leur jeune fils Henriot, Madame MARTINIEZ, veuve d’un ancien officier du 133e, régiment auquel nous sommes rattachés comme officiers de réserve, Louis LOURDEL, capitaine de réserve (ancien Saint-Cyrien passé dans l’industrie des ciments) et moi-même (Lieutenant de Réserve, également dans l’industrie, une industrie familiale de lunetterie et d’articles d’optique).

Un touriste du nord, également dans l’industrie, nous a demandé de se joindre à nous. Il semble peu familiarisé avec la montagne et a cru devoir, pour ce circuit pédestre d’une semaine autour du Mont Blanc, prendre un guide à Chamonix, comme pour une véritable ascension. Ce seront d’ailleurs tous les deux de sympathiques compagnons.

A Courmayeur, le « Capitaine » LOURDEL, qui commande en fait notre petit groupe, a prévu une journée de repos après trois journées de marche depuis Chamonix. Nous lisons avec quelque surprise les journaux italiens, qui parlent de la tension internationale et de son aggravation, alors qu’à notre départ de Chamonix, trois jours auparavant, la crise ouverte par l’assassinat du Prince Héritier Autrichien paraissait s’atté­nuer.

Henry Martin donne aussi son impression sur les éclaireurs skieurs :

Moi-même, au cours de 1’entraînement des éclaireurs skieurs du 133e R.I., auquel je participais volontairement au Fort des Rousses, j’avais conscience que nos fantassins valaient bien en endurance ceux que j’avais vus Outre-Rhin et leur étaient supérieurs au point de vue souplesse dans l’utilisation du terrain. Seul l’entraînement au tir me paraissait insuffisant par comparaison avec celui de nos proches voisins,  les miliciens suisses.

Le ski devient rapidement une activité d’émulation entre les unités. L’armée organise des concours entre unités, et le lieutenant de réserve Henry Martin va remporter avec sa section l’une d’elles. Il le rappelle dans ce passage :

Je vois arriver le Capitaine LOURDEL qui, voici quinze jours, dirigeait notre tour du Mont Blanc. Il est mobilisé comme Commandant de Compagnie au régiment de réserve, le 333, auquel moi-même, jusqu’en 1913, j’étais précédemment affecté (mais en 1913 le Général POURADIER-DUTEIL, qui commandait la 14e Division de Belfort, dont nous dépendions alors, m’avait fait affecter au Régiment Actif « en récompense » des succès obtenus à Gérardmer par 1 équipe d’éclaireurs skieurs du 133, que j’avais conduite au Concours militaire de ski).

Lors des premiers jours de la guerre, pendant la campagne d’Alsace en août 1914, il rappelle enfin les liens qu’il avait établi avec quelques uns des hommes de sa section lors de leur formation au ski. Et rappelle l’esprit d’émulation qui existait avant la guerre autour de ce nouveau vecteur, par l’organisation de compétitions entre unités :

A côté de moi une poule est atteinte par une balle perdue, je juge le moment opportun pour distribuer les dragées que 1’on m’a offertes à BELLEY en vue du baptême du feu, cette distribution inattendue a un certain succès. Une partie des hommes de ma sec­tion me connaît déjà puisque je les ai entraînés au ski. J’ai accompli en effet deux périodes volontaires à la tête du pelo­ton d’éclaireurs skieurs en stage au Fort des Rousses. J’ai conduit l’équipe qui, en 1913, a emporté la coupe de ski des troupes de l’Est. Après cette distribution inattendue de dragées, je sens que j’ai mes hommes désormais bien en main.

Ce qu’il en advint pendant la Grande Guerre

La section du 133e RI

Les campagnes d’août et de septembre 1914 vont mettre hors de combat une grande partie des skieurs patiemment formés, que ce soit au sein des bataillons alpins de chasseurs à pied, ou les autres unités. La section des éclaireurs skieurs du 133e RI ne semble jamais avoir été reconstituée lors de la Grande Guerre. Le secteur où le régiment fut engagé explique probablement cette absence, comme le décès des hommes de la section initiale.

Les skieurs dans les Hautes Vosges

Si les premiers combats anéantissent une grande partie des spécialistes, les conditions hivernales et le relief des Hautes Vosges vont ramener les unités de skieurs en activité.

Les Allemands ont pris de l’avance et une unité wurtembergeoise opère dès la fin 1914 dans le secteur du ballon de Guebwiller. Les skieurs allemands mènent plusieurs raids meurtriers. Pour reconstituer des unités, les français réouvrent de leur côté quatre centres d’instruction. A partir de début 1915, les skieurs français sont regroupés en trois unités. Un premier engagement des skieurs français a lieu en février 1915 dans le secteur de l’Hilsenfirst.

Au printemps, à la fonte des neiges, les skieurs deviennent éclaireurs. Ils sont engagés dans la grande offensive de la vallée de la Fecht. On retrouve ainsi le groupe d’éclaireurs skieurs du capitaine Gélinet lors de la bataille de Metzeral, aux côtés du 133e RI, lors des combats autour de l’usine de Steinabrück, en bas de la cote 830. Le général d’Armau de Pouydraguin écrit ainsi pour le 15 juin :

Dans la soirée, la droite du 1er bataillon du 133e atteint le fond de la vallée et prend liaison devant Steinabrück avec le groupe des skieurs du capitaine Gélinet.

A la fin de 1915 sont créés quatre compagnies autonomes de skieurs. Ces compagnies vont poursuivre leurs actions tout au long de la guerre sur le secteur des Hautes Vosges, et plus spécialement l’Hilsenfirst.

Références

Le site malheureusement désactivé de Jean-Bernard Laplagne sur l’Hilsenfirst rassemblait un large ensemble de clichés sur le secteur du même nom, où les belligérants utilisaient les patrouilles à ski pendant les longs et vigoureux hivers.

On peut conseiller les deux ouvrages remarquables de Daniel Roess (Eric Balmier – Daniel Roess, Scènes de tranchées dans les Vosges, Strasbourg, Editions du Rhin, 2002 / Daniel Roess, Hautes-Vosges 1914–1918 Les Témoins, Bernard Giovanangeli Éditeur, 2012) qui offrent notamment une très belle iconographie et des textes approfondis sur la guerre d’hiver dans les Hautes Vosges.

Pour ceux intéressés par l’histoire des troupes alpines, je recommande le site « mémoire des alpins » qui narre notamment les débuts ainsi que la première guerre mondiale. L’auteur – Laurent Demouzon – a publié plusieurs ouvrages dont un premier volume luxueux sur les chasseurs alpins, notamment en vente au musée de Mittlach (mais aussi sur son site).

Enfin, un site donne aussi de nombreuses informations sur le ski pendant la Grande Guerre : Les débuts du ski dans l’armée française, 1896-1913 « Culture, Histoire et Patrimoine de Passy (histoire-passy-montblanc.fr)

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