Au moment où l’on commémore le 2 et 3 octobre 2015 la fin de la bataille du Linge, plusieurs spécialistes ont lancé une évaluation du nombre réel de morts. Parmi eux notamment, Eric Mansuy, l’un des grands connaisseurs des combats des Vosges et de l’Alsace. Pendant longtemps, le nombre de 10 000 morts français et 7 000 morts allemands a été retenu et utilisé. Ce fut encore le cas lors du discours d’inauguration de l’extension du musée du Linge, le 23 mai dernier. Et devant le musée, la plaque posée sous le mat indique : « Aux 10 000 Morts Français dont le sang a imprégné cette terre – 1915-1918 ».
Dans un article paru le 10 mai 2015 dans l’Alsace, Eric Mansuy est reparti des sources mêmes qui permettent de déterminer le nombre de tués. En étudiant les Journaux de Marche des unités françaises engagées dans les combats, il parvient à un nombre de tués d’environ 2 300. Ce qui reste bien entendu considérable, mais nettement inférieur aux 10 000.
Il semble que, comme dans beaucoup d’autres situations, un glissement sémantique a finalement été effectué de la notion de pertes vers celles de tués. Or les pertes regroupent les tués, mais aussi les blessés, les prisonniers et les disparus. L’article précise que les sources de l’immédiat après-guerre parlaient bien de 10 000 pertes, et non de tués. L’émotion autour de l’hécatombe de 14-18 a certainement été un facteur aggravant de ce glissement.
L’article indique que le même travail a été fait pour le Hartmannswillerkopf. Mais il n’y a pas que la bataille du Linge où le nombre de tués est remis en cause. Il existe de nombreux autres chiffres de la guerre qui ont pu circuler pendant longtemps, et qui ne résistent pas au travail historique. Et le débat reste souvent difficile lorsque ces mêmes morts sont l’objet de controverses politiques (comme par exemple le nombres de Corses tués pendant la Grande Guerre). Pourtant, le travail historique ne peut que progresser. Par exemple, l’indexation de la base Mémoire des Hommes actuellement en cours ouvrira de nombreuses possibilités pour des analyses plus fines (régiment, lieu de dècès, grade au moment du décès)… lorsque ce projet sera terminé. Rien qu’en utilisant le critères du département de naissance, on trouve déjà des comptages parfois étonnants. D’autres sources existent déjà, et par croisement, on peut aisément constituer des fourchettes. Ce travail avait été fait sur ce blog pour les tués de la cote 830.
Reste la question des monuments qui affichent les chiffres. Faut-il les corriger ? Faut-il les accompagner d’un panneau correctif ? Cette question peut se poser dans la mesure où ils sont des vecteurs de diffusion de l’information. Mais en même temps, leur texte fait parti lui-même de l’histoire. A ce sujet, le Service Historique des Armées m’avait rapporté qu’un individu, consultant les Journaux de Marche, s’était mis à corriger au crayon ces documents protégés et essentiels, sous prétexte que les informations qu’elles contenaient étaient fausses.