Alors que je travaille sur la prochaine réédition de mon livre consacré au chef de bataillon Charles Barberot (prévue au printemps de cette année), une remarque d’Eric Mansuy a mis l’attention sur un point singulier. Le 4 septembre 1914, le commandement du 1er bataillon du 133e RI, assuré par le chef de bataillon Falconnet, passe au commandant Barberot. Longtemps, j’avais assumé que Falconnet avait été blessé, mais une analyse plus fine des sources suggère aujourd’hui d’autres raisons.
Qui est le commandant Falconnet ?
Joseph Pétrus Falconnet naît le 2 mai 1864 à Lamure (Rhône). Son père Pierre Falconnet est gendarme. Joseph Falconnet devient enfant de troupe de la gendarmerie en 1872 (il n’a que 8 ans). En 1882, il est soldat au 16e RI et devient rapidement sous-officier. Il entre en 1885 à l’Ecole Militaire d’Infanterie et rejoint comme sous-lieutenant le 4e régiment de Zouaves. Il sert en Tunisie et en Algérie. Il passe capitaine au 102e RI en 1896. A cette date, il est promu chevalier de la légion d’honneur. Il sert ensuite comme capitaine au 4e bataillon d’infanterie légère d’Afrique jusqu’en 1900 puis rejoint le 3e régiment de Zouaves, toujours comme capitaine. Il épouse en 1906 Marie-Jeanne-Philomène BONVALLET (1874 – ?), dont il a au moins deux enfants : Marie Antoinette et Auguste Pierre (1908 – 1973). Promu chef de bataillon, il rejoint le 133e RI le 23 juin 1913 pour commander le 1er bataillon.
Le mystère du 4 septembre 1914
Le chef de bataillon Falconnet commande son unité pendant la campagne d’Alsace en août 1914 et le repli à partir du 25 août sur la frontière, au niveau de Mandray et du col des Journaux. Lors des combats qui débutent à partir du 30 août 1914, l’historique régimentaire du 133e RI le cite à deux reprises (il n’est pas mentionné pour les opérations du mois d’août). Mais le 4 septembre 1914 au matin, le JMO décrit les événements suivants :
L’artillerie ennemie ouvre le feu à 6h environ. A 7 heures, le feu devient assez violent sur la cote 639 dont les pentes sont occupées par le Bataillon Falconnet. Ce bataillon évacue sa position et est ramené au col des Journaux où il est reconstitué. Les 9e et 12e compagnies organisent défensivement la lisière Nord des bois qui sont au sud de la Chipal. A 11 heures, le régiment reçoit l’ordre d’organiser défensivement de concert avec le 22e bataillon de chasseurs qui occupe la cote 697 les cols de Mandray et des Journaux et se reliant vers la droite avec les troupes qui défendent le Col du Bonhomme. Cette position doit être tenue à outrance. Le colonel charge le Bataillon de Corn de la défense des abords du col des Journaux. Le 1er Bataillon (capitaine Barberot) est chargé de la défense vers l’Est en tenant très solidement avec une compagnie la route au col du Bonhomme
Cet extrait montre que le 1er bataillon a changé de commandant pendant la journée, sans qu’aucune précision ne soit donnée. La suite du JMO n’en donne pas plus. Juste après, le colonel Dutreuil est blessé et doit être évacué. Il est remplacé par le lieutenant-colonel Dayet.
J’ai longtemps pensé que Falconnet avait été blessé, comme Dutreuil. Mais les documents relatifs aux blessés de la 1ère armée du groupement des Vosges (cote 19 N 1153) donnent la liste exhaustive des officiers tués et blessés pendant ces combats. Et Falconnet n’en fait pas partie. Par ailleurs, fin septembre, le journal officiel publie l’attribution d’une pension de retraite à Joseph Pétrus Falconnet.
On peut raisonnablement penser qu’il a été démis de son commandement pendant la journée. Est-ce par défaillance personnelle ? Par incompétence suite à l’évacuation en désordre de ses positions ? Par accumulation de problèmes sur le premier mois de la guerre ? Rien n’a pu être trouvé, ni dans l’historique du régiment, le JMO ou les témoignages connus. Dans son premier courrier à ses parents, Charles Barberot annonce sa prise de commandement du 1er bataillon mais ne souffle mot des conditions dans lesquelles elle a eu lieu.
Après le col des Journaux
Bien que mis à la retraite d’après le journal officiel, Joseph Falconnet rejoint finalement le 60e RI le 22 octobre 1915, soit plus d’un an plus tard, pour commander le 3e bataillon. Que s’est-il passé ? Qu’est-ce qui explique son retour comme officier d’active ? Dans tous les cas, ce nouveau commandement lui sera fatal car il meurt lors d’un bombardement qui ensevelit son abris, le 24 février 1916 sur la cote 344, à Samogneux (Meuse). L’historique du 60e RI décrit les conditions de sa mort :
Au moment où se déclencha l’offensive allemande, la 11e compagnie du bataillon Falconnet (3e) du 60e, occupait un ouvrage à l’est de la cote 344 ; les 9e et 10e, avec, chacune, deux sections en tirailleurs dans des tranchées sommaires et deux sections en colonne en arrière, à contre-pente, avec une section de mitrailleuses sur chaque flanc, prolongeaient la 11e vers la gauche, à l’ouest de 344. La 12e, en ligne de colonnes, était en arrière, à contre-pente, avec deux sections de mitrailleuses.
Le commandant Falconnet avait un P.C. sommaire à côté de cette compagnie disponible ; il le partageait avec le lieutenant Courtot, commandant la compagnie de mitrailleuses.
Depuis midi, les effets du bombardement sur ce point culminant, repéré par toutes les batteries lourdes de l’ennemi, étaient effroyables. La section Weill, de la 12e, qui avait été détachée au sommet du mamelon, avait dû être rappelée, réduite de moitié.
Le sol était retourné profondément. L’air vibrait et était empesté. A 13h30, le frêle abri du commandant Falconnet est écrasé par un obus de 210 ; le commandant et le lieutenant Courtot demeurent écrasés sous les gravats.
Ici aussi, à 14 heures, les rafales avaient à peine cessé depuis cinq minutes, que l’ennemi attaquait en colonnes massives, malgré les tirs précis des groupements Roumeguère et Gillier, postés sur les côtes du Talou et du Poivre.
Or, nos batteries tiraient à vue et à toute vitesse ; nos servants poussaient des hurlements de joie en voyant des rangs entiers d’Allemands fauchés comme blés murs. Et pourtant, sans rien voir, avec la précision d’une machine à broyer, la masse des assaillants continuait d’avancer. Les deux sections de tête de la 10e, commandées par le sous-lieutenant Tesseur, entièrement hébétées par le bombardement, sont enlevées. Les tirailleurs de la 9e, surpris, refluent sur la 12e, pour ne pas être coupés. Une partie de la 11e, avec le lieutenant Maurice, est enlevée comme la 10e et les débris de cette compagnie sont rejetés vers la droite.
La 12e tient ferme. Des officiers et des sous-officiers d’une rare énergie, les lieutenants Dartigues, Brochet, Lhote, l’adjudant Viennet, rétablissent l’ordre et organisent une ligne de défense, face au nord et face à l’ouest, avec les fusils et les mitrailleuses encore utilisables. On brûle toutes les cartouches sur tout ce que l’on voit, à bout portant. Les mitrailleuses sont rouges.
Sur la sinistre cote 344, les cadavres feldgrau recouvrent maintenant les cadavres bleu horizon, par centaines. Mais l’ennemi monte toujours. Il y a là plus d’une brigade.
Le sous-lieutenant Bernard, de la 11e, entraîne à la charge sa section, dix hommes. Ils sont enveloppés et disparaissent. La trombe est passée, que les fusils de nos braves continuent de crépiter, les mitrailleuses de faucher les colonnes profondes prises à dos.
Nous ne savons rien de précis sur la terrible mêlée où le bataillon Le Villain (5e), du 365e, a été décimé, lui aussi. Nous savons seulement que la première ligne, écrasée de projectiles, a été submergée ; que la 20e compagnie et la section de la 19e, réservées, furent arrêtées par les tirs de barrage et ne purent exécuter la contre-attaque sur laquelle le chef de bataillon comptait pour rejeter l’ennemi.
Pourtant, pris à revers par les unités restées accrochées aux pentes méridionales du mamelon 344, et par la mitraille qui lui vient de la côte du Talou, les Allemands, près d’atteindre le bois de la Cage, se sont arrêtés.
Dans cette crise suprême, les débris des bataillons Falconnet et Le Villain, dont une partie est au contact immédiat de l’ennemi et dont le reste se rallie dans la région de la cote 300, sur le point d’être submergés par de nouvelles vagues d’assaut, vont être sauvés par une intervention sur laquelle ils ne comptaient plus, résolus qu’ils étaient à vendre chèrement leur vie.
Le corps du commandant Falconnet n’a probablement pas été retrouvé tout de suite, puisqu’une fiche de la Croix Rouge indique qu’il est d’abord recherché comme éventuel prisonnier de guerre.
Il est tardivement (1920) cité à l’ordre de l’armée.
Il est inscrit sur le monument aux morts de monument aux morts de Lempdes-sur-Allagnon (43) sans prénom, et Joseph sur la plaque de l’église. Il est aussi inscrit sur le monument aux morts de Caluire et Cuire où résidait son épouse. Il est absent du monument de sa commune d’origine (Lamure-sur-Azergues), probablement le lieu de casernement de son père gendarme.
Les autres zones d’ombre
S’il meurt enseveli, il est indiqué comme « mort de ses blessures » dans la transcription de son acte de décès. Cette mort n’est enregistrée que le 8 mars 1916 et ne comporte aucun détail. Falconnet n’est pas présent dans la base des sépultures des nécropoles. Qu’est devenue sa dépouille ?
Autre étrangeté, son absence de dossier individuel au service historique des armées. Ce dossier aurait pu livrer plus de détails sur cet épisode omis dans tous les documents et témoignages. A moins que ce ne soit un problème d’indexation.
J’ai enfin essayé d’identifier sur une photo le commandant. Le lieutenant-colonel Pierret m’a fourni une photo des officiers supérieurs du 133e RI de 1914, mis en tête de cet article. Si les deux commandants à droite et à gauche sont bien identifiés (Baudrand et de Corn) et qu’au milieu se tiennent un lieutenant-colonel et un colonel (Dutreuil), lequel des deux autres commandants est Falconnet ? Sa taille (1m63) et son âge nous font pencher vers le deuxième à partir de la gauche, sans que rien ne permette de le confirmer.
Les défaillances du commandement
Le silence est général sur le cas Falconnet, comme si on avait volontairement fait l’omission sur les événements. Les défaillances d’officiers subalternes ou supérieurs sont souvent tues, peut être par pudeur ou pour protéger la réputation de l’armée.
Pourtant, les carnets personnels ne manquent pas, qui remettent en cause le courage de certains officiers. Ainsi, sur l’Hilsenfirst, le sergeant Bernardin est-il très sévère avec le capitaine Saillard. Et les rapports confirment l’insuffisance des officiers du 5e BCP pour remplacer leur chef Colardelle.
Il est bon aussi de replacer le cas Falconnet dans le contexte des revers du mois d’août et septembre 1914. Beaucoup de sanctions ont été prononcées, bien connues pour les officiers généraux sous le nom de limogeage (on mutait l’officier général à Limoges …). Sur le secteur du col des Journaux, nous avons mentionné sur ce blog l’affaire du colonel Boste, qui aurait probablement donné lieu à une rumeur de trahison (voir cet article ). Notre hypothèse est qu’il s’agissait en fait du colonel Coste, commandant la 82e brigade, qui aurait été « limogé » en septembre 1914.
A l’inverse, les officiers de valeurs sont vites repérés par la troupe, peut être parce que la confiance dans son chef est essentiel pour l’engagement de n’importe quel soldat. C’est peut être comme cela qu’il faut relire le témoignage de l’aspirant Faivet ce même 4 septembre 1914 :
Vers 15 heures, les débris du bataillon sont rassemblés. Dans quelques instants, tous nous serons fixés et surtout commandés. Un capitaine s’avance. Il est blond de taille moyenne, les yeux bleus, la figure énergique. C’est le capitaine Barberot. « Garde à vous » commande le capitaine Cornier.
Le capitaine Barberot jette un coup d’œil sur le bataillon, puis d’une voix bien timbrée il nous parle :
Je suis désigné pour vous commander. Je veux d’abord vous parler de moi. Je suis capable de vous commander. J’ai fait campagne dans nos colonies. J’ai travaillé pour être capable. Les Allemands sont aux portes de Paris. Il s’agit de savoir si vous voulez devenir boches ou rester Français. Moi j’ai choisi. Demain je ferai nommer caporaux les soldats énergiques, au grade supérieur les caporaux et sous-officiers qui feront preuve de qualité de chef. Pour ceux qui seront lâches, il y a le revolver. Nous organisons ici un centre de résistance fermé. Nous creuserons des tranchées. Nous nous encerclerons de défenses accessoires. Nous irons chercher les fils de fer dans le village. Les piquets sont trouvés puisque nous avons la bonne fortune d’avoir des arbres tout autour de nous. Je vais partir en reconnaissance avec vos commandants de compagnie. Je serai de retour d’ici une demi-heure. Vous n’avez plus qu’à exécuter mes ordres.
Le capitaine Barberot venait de s’imposer à tous