(cet article fait suite au deuxième épisode : Le col des Journaux revisité (2/3) : la chronologie des combats)
Les combats autour des cols, et plus particulièrement ceux concernant le col des Journaux et de Mandray, ont fait l’objet de plusieurs écrits de témoignage. Ces écrits sont soit a posteriori, lors de l’écriture des souvenirs de cette période (comme pour le soldat Fénix), soit dans des carnets (comme pour le médecin aide-major Joseph Saint-Pierre), soit dans des courriers… Dans ce dernier cas, les lettres sont souvent datées des dernières jours, quand les combattants avaient enfin un peu de temps pour écrire à leurs proches. Écrits du début de la guerre, elles en gardent les traces par un discours qui ne montre pas encore l’usure de la guerre de tranchées. Elles n’en fournissent pas moins un témoignage intéressant sur le vécu de chaque combattant, une facette « de l’intérieur » par rapport aux chronologies, récits régimentaires et journaux de marche.
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Les témoignages de combattants
Le vécu d’un simple soldat : Joseph Laurent Fénix
Au niveau de la troupe, le récit du soldat Joseph-Laurent Fénix, de la 4e compagnie, est plus détaillé et chronologique. Il raconte d’abord l’attaque du 30 août, contre la tête de Béhouille :
Alors, on s’est préparés pour l’attaque, mais toujours sans ravitaillement et le ventre toujours de plus en plus creux. Et ça se trouvait aux environs des Fraize, au col des Fourneaux [sic]. Et on se met en tirailleurs, baïonnette au canon. Et malgré les mitrailleuses et les obus boches, on avance petit à petit. Ça se trouvait dans un champ, il y avait des petites montées et des descentes et lors de la descente, on se laissait aller sur le derrière, et on avait déjà beaucoup de morts et de blessés, mais notre mitrailleuse leur faisait bien du mal, aux Boches, sur la petite hauteur. Et à la baïonnette on est arrivés tout de même à les faire partir, mais ça n’a pas été sans peine. Et ils ont laissé beaucoup de morts sur le terrain.
Il raconte ensuite la retraite du 1er septembre à partir de la tête de Béhouille, vers le col des Journaux, et les combats qui suivent les jours suivants, jusqu’au bombardement du 4 septembre et la mise hors de combat du colonel Dutreuil :
Malheureusement, on n’a pas gardé longtemps ces positions…On a été obligés de reculer de deux kilomètres, on s’est rassemblés dans la forêt et on est repartis à l’attaque, mais dans une autre direction. Les chasseurs alpins étaient venus nous renforcer, et ils nous ont remplacés à cette place. On allait prendre l’offensive sur une partie en hauteur dans la forêt, quand tout à coup les Boches nous ont envoyé un rafale d’obus qui a duré plus d’une heure. et notre colonel a été blessé en même temps que beaucoup de soldats ; il y a eu des morts. Et on est reparti à l’attaque et toujours à la baïonnette et ce fut une journée terrible : on était en tirailleurs mais très clairs. Il manquait déjà la moitié des hommes, il y avait des morts et des blessés de tous côtés et il fallait que les Allemands aient des obus à gaspiller car dans l’espace d’une demi-heure ils m’ont envoyé une quarantaine d’obus sur moi seul car les autres soldats étaient bien trop loin pour que ce soit pour eux.
Suit le récit de la nuit et le décrochage des rescapés du bataillon le 5 septembre :
Le soir venu, la bataille a cessé. Et à la nuit, on a grimpé sur les arbres qu’on avait repérés dans la journée pour s’enlever la faim et la soif, mais les fruits étaient tout verts. Ensuite, on s’est allongés pour dormir, on était tout trempé de sueur et rien pour se changer. Aux alentours, on entendait des blessés crier et personne ne s’en occupait. Il y en avait qui avaient les bras arrachés, d’autres le ventre éclaté et dans leur fièvre ça nous faisait frémir de les entendre se plaindre, on n’avait pas même de l’eau pour leur donner et le matin, on les trouvait morts sans que personne s’en soit occupé…
Le lendemain, on était cerné, c’était dans les broussailles et notre bataillon avait reçu l’ordre de se replier. On n’était pas assez en force. J’étais avec un camarade dans les genêts et on ne s’était pas aperçus que notre compagnie s’était repliée. Et au bout d’un moment, je ne voyais plus personne que mon camarade et les Boches étaient là. Quand on s’est aperçu qu’on était seul, on s’est vite replié en arrière, mais il fallait traverser des champs et les Boches nous avaient vus. Ils ont braqué des mitrailleuses sur nous et quand j’ai vu ça, je me suis vite aplati dans le sillon et croyant que j’étais mort, ils ont arrêté.
La prise de commandement du commandant Barberot : le témoignage de l’aspirant Faivet
L’aspirant Faivet, qui sert au 1er bataillon, raconte dans ses écrits la déroute du 5 septembre (il semble que cela soit en fait le 4 septembre 1914), après les bombardements allemands qui ont blessé le commandant Falconnet, et la prise de commandement du capitaine Barberot.
5 septembre 1914
Après une série d’avances et de reculs, la position de la Tête de Benouillé [sic] qui domine Saint-Dié fut prise, perdue, reconquise et de nouveau abandonnée par nous. Le bataillon s’est accroché le 3 septembre à la Roche du Renard d’où il peut arrêter la progression de l’ennemi.
Le 4 septembre matin, le bataillon subit son premier bombardement vraiment sérieux. Les 77 tombent par rafales, renforcés par de gros 150 ou 210 que nous entendons éclater pour la première fois. La ligne de feu s’agit. Nous avons peur. Un de ces gros obus tombe sur une maison située à une cinquantaine de mètres devant ma section. La maison s’écrase et flambe. C’est le signal de la fuite vers l’arrière.
Comme tous les autres, je fuis le danger et tout ce qui reste du bataillon (une centaine d’hommes par compagnie) tourne le dos à l’ennemi et dans une course éperdue, dévale les pentes nord de la Roche du Renard, et se dirige, sans ordre, dans la direction du Col des Journaux où le bataillon se regroupe tant bien que mal.
Nous restons là, un temps assez long, à ne rien faire. C’est le silence parmi la troupe. Les têtes sont baissées. Nous avons honte de nous. Je me reproche d’avoir été lâche.
Vers 15 heures, les débris du bataillon sont rassemblés… Dans quelques instants, tous nous serons fixés et surtout commandés… Un capitaine s’avance. Il est blond de taille moyenne, les yeux bleus, la figure énergique. C’est le capitaine Barberot. «Garde à vous» commande le capitaine Cornier [photo ci-contre].
Le capitaine Barberot jette un coup d’œil sur le bataillon, puis d’une voix bien timbrée il nous parle :
Je suis désigné pour vous commander. Je veux d’abord vous parler de moi. Je suis capable de vous commander. J’ai fait campagne dans nos colonies. J’ai travaillé pour être capable. Les Allemands sont aux portes de Paris. Il s’agit de savoir si vous voulez devenir boches ou rester Français. Moi j’ai choisi. Demain je ferai nommer caporaux les soldats énergiques, au grade supérieur les caporaux et sous-officiers qui feront preuve de qualité de chef. Pour ceux qui seront lâches, il y a le revolver. Nous organisons ici un centre de résistance fermé. Nous creuserons des tranchées. Nous nous encerclerons de défenses accessoires. Nous irons chercher les fils de fer dans le village. Les piquets sont trouvés puisque nous avons la bonne fortune d’avoir des arbres tout autour de nous. Je vais partir en reconnaissance avec vos commandants de compagnie. Je serai de retour d’ici une demi-heure. Vous n’avez plus qu’à exécuter mes ordres.
L’aspirant Faivet exécute ensuite une reconnaissance de nuit jusqu’au positions allemandes.
Il nous reste très peu de vivres. Cependant un peu de café ferait tant de bien. Il est bien sûr interdit de faire du feu aux avant-postes. Mais comme je sais que l’ennemi ne verra pas le feu qui sera allumé dans le ravin, en arrière des emplacements de combat, tant pis pour la consigne, soignons nos hommes, le moral n’en pâtira pas, au contraire. Ce moral, qui était si bas ce matin est remonté grâce à ce chef qui, prenant le commandement d’un bataillon troupeau, venait de ses paroles et son action, de le transformer en une troupe décidée, prête de nouveau à se battre.
Le témoignage du lieutenant Cornet-Auquier
Le lieutenant Cornet-Auquier, ne donne pas une main courante, mais simplement un résumé au 10 septembre 1914. C’est le témoignage des derniers jours de combat, alors que les français ont repris le col, et s’accrochent au terrain. L’expérience de l’artillerie allemande, le nombre considérable de tués, les dégâts contre les villages français (dont celui du Chipal, incendié), voilà autant d’éléments qui transparaissent dans ce récit.
Je vous écris à quelques cents mètres des lignes ennemies. J’ai couché à 200 mètres d’eux ! Je vous assure que j’ouvrais l’œil, et le bon !… Nous sommes éreintés. Je suis resté dix jours sans me laver, et je ne me suis pas déchaussé pendant huit! Je ne puis vous décrire mon teint! C’est avec l’artillerie lourde que j’ai reçu le baptême du feu ; durant trois heures, nous sommes restés tapis contre terre pendant que les obus tombaient autour de nous. L’un d’eux a éclaté à 5 mètres à peine de moi, faisant un trou énorme en terre. J’ai été couvert de terre et de débris… Ce qu’il y a de plus atroce, c’est l’odeur des cadavres. L’autre jour, ma section a été chargée d’en enterrer une trentaine à moitié putréfiés. C’était inimaginable. Ce que j’en ai vu d’horreurs, et de blessures atroces, et de villages en ruines! Quelles brutes que ces Allemands qui incendient les fermes !… Je suis tout prêt à donner ma vie, si je sais que vous en avez fait le sacrifice pour la France. — Je me sens entouré de prières et je prie beaucoup pour vous tous, j’ai pour bon camarade un prêtre, sous-lieutenant également. — Mille tendresses bien affectueuses à tous. Dieu veuille nous préserver tous comme il l’a fait jusqu’ici ! Votre fils et frère qui vous embrasse bien fort.
Le courrier du capitaine Barberot
Le 10 septembre, le capitaine Barberot adresse un courrier à ses parents, au moment même où son bataillon bénéficie de quelques repos. Les moments difficiles que le bataillon vient de traverser sont peu évoqués. C’est un ton à peu près constant de ses courriers. Et il évoque déjà la guerre de siège vers laquelle s’achemine à grands pas ce nouveau conflit.
Chers parents,
Nous voici au 12e jour de bataille et nous sommes depuis 48h au repos. Nous n’avons pu entamer les lignes allemandes qui sont devant nous, mais eux non plus n’ont pu entamer les nôtres ; et nous restons ainsi face à face dans un bois, nous tirons dessus à 50 mètres, abrités les uns et les autres derrière nos tranchées, on se croirait à un siège.
Pour le moment après les nombreuses pertes en hommes et surtout en cadres que nous avons eues, notre régiment a été reporté en réserve (à 800 mètres en arrière) pour nous reconstituer et ceci nous vaut un repos relatif qui nous ferait à nous et à nos hommes de véritables délices.
Vous ai-je dit que j’ai été proposé pour chef de bataillon, je commande actuellement le 1er bataillon du 133e.
Le journal du médecin-aide major du 23e RI, Joseph Saint-Pierre
Les carnets de Joseph Saint-Pierre, publiés dans La Grande Guerre entre les lignes, comportent de nombreux détails quant aux combats aux cols des Journaux et de Mandray. Le 23e RI y est engagé, comme d’autres bataillons de chasseurs (5e BCP…), aux côtés du 133e RI.
31 août 1914
…Nous installons sur la place une immense « usine » à pansement. Les blessés viennent de partout : de Saulcy. Au château de Saulcy, nombreux blessés français et allemands. Les Allemands veulent empêcher les Français de manger. Dans les caves et partout des blessés. Des morts, à côté de blessés…des cadavres à côté de robes de soie et d’armoires superbes…
1er septembre 1914
… Le capitaine Piébourg du 133e arrive (mon ancien lieutenant de Belley !) bien touché…je le soigne et l’étends, puis, zut, tant pis, je me couche sur un coin de matelas (11 heures du soir)…
3 septembre 1914
…Pendant ce temps le 22e bataillon de chasseurs donne l’assaut de la triste et lamentable « tête de Béhouille »… Son commandement est tué…les hommes veulent le venger et se font massacrer par les Boches qui les attendent, les laissant approcher et les fauchent par sections entières. De ce beau bataillon (1500 hommes), il ne revient que 400 hommes, hurlant, mutilés, saignés, démontés…nous les croisons au col même de Mandray..Pauvres chasseurs…Acte sublime ! et qui de plus a été inutile…
5 septembre 1914
… Les obus commencent… J’arrive vers la maison forestière de la Mangoutte. Le propriétaire qui tient un débit est parti…c’était prudent…Le capitaine Bernard est là. Les hommes creusent des tranchées et des abris. Je me mets immédiatement au-dessous d’eux et creuse aussi mon trou…
…Retour au col. Le commandant écrit en plein air…mais une balle siffle lentement : ce sifflement de balle perdue est très harmonieux et très long : plusieurs secondes. On ne peut s’empêcher de regarder le trajet comme si l’on pouvait l’apercevoir…
… Quelques blessés du 133e qui viennent des Journaux. Je demande des ordres au Dr Louis (qui a été affecté temporairement à la division). Il me donne l’ordre d’aller explorer la crête entre le col de Mandray et les Journaux ! Je fais remarquer qu’actuellement, ce sont les Boches qui l’occupent. Il me répond que non, que nous avons repris les cols. Moi qui en sors ! Je sais trop à qui m’en tenir. Je n’insiste pas, mais attends confirmation de cette fameuse réoccupation des cols avant de m’embarquer. Hélas : les Boches, seuls, l’occupent et même ils descendent chercher de l’eau à la maison où j’étais il y a un instant…Ils ont bien pris le col.
7 septembre 1914
… nous sommes près de la voie du chemin de fer. A la garde-barrière : Dr Louis et brigade (colonel Nudan). Les marmites commencent à tomber…Nous trouvons dans un pré des tranchées où nous nous installons provisoirement pendant que les compagnies défilent le long de la voie … je m’endors un instant…Mais quelle odeur m’incommode ?..Je vais chercher un autre asile, laissant Greyzel dormir profondément. Je longe la rivière, mettant quelque fois les pieds dans l’eau, et me dissimulant derrière le repli de terrain car les Boches nous surplombent du col de Mandray et voient tous nos mouvements : c’est là le gros ennui. Ils ont vu défiler les compagnies…ils les ont vus s’arrêter le long de la voie. Alors c’est une avalanche de marmites. …
8 septembre 1914
… Arrivons à Fraize…un désert, même pas de chameaux…Nous regardons : trottoirs défoncés…maisons éventrées…Ici trou énorme dans un 1er étage…tout été démonté…Les marmites tombent surtout du côté de la gare…
10 septembre 1914
…Vers cinq heures du soir, je vais vers les casernes. Un bataillon du 133e descend de la montagne, emportant un canon….
Si vous disposez d’autres témoignages, n’hésitez pas à les publier en commentaire.
Le témoignage de Joseph-Eugène Comte, transmis par Eric Mansuy, a été publié dans un article suivant