Lorsqu’il publie en 1913 ses deux ouvrages sur la conduite des petites unités, le capitaine Barberot s’attarde longtemps sur le rôle clé du « chef » face à la troupe. Celui-ci doit exercer pleinement son autorité dans la conduite de son unité, effectuant les reconnaissances, analysant le terrain, donnant les instructions. Ces lignes sont sans aucun doute une prise de position face à d’autres conceptions tactiques en discussion au sein de l’armée française, notamment celles qui prônent plus d’autonomie au soldat. Mais les témoignages de ses hommes pendant la guerre montrent surtout une théorisation de son propre caractère et de son style de commandant, comme d’autres verront dans « Le fil de l’épée » de Charles de Gaulle, son propre portrait. Un style rugueux, qui s’exerce parfois physiquement sur ses hommes mais s’exprime aussi par la contestation vis à vis des ordres reçus. Des éléments qui, associés à ses compétences militaires, forgent rapidement une réputation, à défaut d’une « légende ». Voici un inventaire des ces « coups de sang du commandant ».
La menace du col des Journaux
L’épisode se situe le 4 septembre 1914. Le 1er bataillon du 133e RI vient de perdre son chef, le commandant Falconnet. L’unité a été décimée par plusieurs jours de combat et profondément démoralisée. L’aspirant Faivet raconte :
Vers 15 heures, les débris du bataillon sont rassemblés. Dans quelques instants, tous nous serons fixés et surtout commandés. Un capitaine s’avance. Il est blond de taille moyenne, les yeux bleus, la figure énergique. C’est le capitaine Barberot. «Garde à vous» commande le capitaine Cornier.
Le capitaine Barberot jette un coup d’œil sur le bataillon, puis d’une voix bien timbrée il nous parle :
Je suis désigné pour vous commander. Je veux d’abord vous parler de moi. Je suis capable de vous commander. J’ai fait campagne dans nos colonies. J’ai travaillé pour être capable. Les Allemands sont aux portes de Paris. Il s’agit de savoir si vous voulez devenir boches ou rester Français. Moi j’ai choisi. Demain je ferai nommer caporaux les soldats énergiques, au grade supérieur les caporaux et sous-officiers qui feront preuve de qualité de chef. Pour ceux qui seront lâches, il y a le revolver. Nous organisons ici un centre de résistance fermé. Nous creuserons des tranchées. Nous nous encerclerons de défenses accessoires. Nous irons chercher les fils de fer dans le village. Les piquets sont trouvés puisque nous avons la bonne fortune d’avoir des arbres tout autour de nous. Je vais partir en reconnaissance avec vos commandants de compagnie. Je serai de retour d’ici une demi-heure. Vous n’avez plus qu’à exécuter mes ordres.
Le capitaine Barberot venait de s’imposer à tous . .
Il est intéressant de noter dans cet extrait quelques éléments disparates pour légitimer son autorité : sa compétence technique (qu’il justifie), la promotion des meilleurs (la « méritocratie française »), la vision et l’autorité (comment ils vont réussir à résister) mais aussi un élément coercitif (la menace du pistolet). Ce type de menace – qui n’assoit pas l’autorité – est le signe d’un officier qui doit encore trouver ses marques.
La gifle de la Fontenelle
Le 16 septembre 1914, le bataillon doit prendre la cote 627 qu’occupent les Allemands. La manœuvre est périlleuse, et une partie des effectifs du bataillon vient de le rejoindre, avec une formation militaire très succincte pour certains. Louis de Corcelles raconte :
Le 16 septembre, à 6 heures du matin, nous quittons Saint-Jean-d’Ormont où nous nous battions depuis le 14 et, en colonnes par quatre avec 100 pas d’intervalle entre les sections, nous prenons un chemin sous bois qui monte au Ban-de-Sapt, salués par plusieurs salves (sans grand résultat) des batteries allemandes tirant à 2 kilomètres environ, Nous arrivons à la crête d’un petit bois, situé à 300 mètres de la Fontenelle, vide actuellement de Français et d’Allemands, et nous nous couchons sur cette crête. Le commandant profite de l’accalmie pour aller gifler un infirmier qui, tout debout sur un sommet, pouvait nous faire repérer.
Outre la violence physique par laquelle il exprime son autorité, c’est aussi le portrait d’un officier qui est partout et qui n’hésite pas « griller » la hiérarchie. Le commandant (il vient d’être nommé à ce grade à titre temporaire le 13 septembre) établit un contact direct (et pas seulement au sens propre) avec la troupe, rôle qui aurait dû être dévolu au chef de section.
Le refus de l’attaque absurde
Dans Histoire de l’Armée Française 1914-1918 François Cochet et Rémy Porte remarquent que la question de l’autorité a surtout intéressé les historiens sous l’angle de la troupe avec son encadrement immédiat (voir mon billet décrivant l’opposition entre Ecole de Péronne et CRID). Il notent avec justesse que « la question de l’obéissance et du commandement au sein de l’armée française de la Grande Guerre doit être reposée en interrogeant l’ensemble de la chaîne de commandement dans un va-et-vient constant entre la base et le sommet ». Le témoignage du soldat Louis de Corcelles rapporte un exemple lors de l’attaque désastreuse de janvier 1915 à La Fontenelle :
On dit par ici que B…, le commandant du 1er bataillon, le mien, devait attaquer ce jour-là, mais qu’il aurait énergiquement refusé, ne se chargeant pas de forcer les lignes ennemies et déclarant que c’était sacrifier son bataillon inutilement. Il aurait ajouté que, si on lui donnait l’ordre formel de marcher, il marcherait seul. Les événements lui ont donné raison.
On notera que son chef, le lieutenant-colonel Dayet, choisira lui un « suicide pour l’honneur » (dixit Yann Prouillet), en se portant seul au devant des lignes allemandes ce 27 janvier, après que le général Bullot lui ait intimé l’ordre de renouveler une deuxième attaque.
De l’appui d’artillerie, bon sang !
Lors de l’attaque du Linge, le 29 juillet 1915, le sergent Bernardin du 5e BCP (dont Barberot a pris le commandement le 26 juin) rapporte encore une fois un échange difficile entre le commandant et sa hiérarchie :
Après une préparation d’artillerie notoirement insuffisante (les artilleurs ont ordre de ménager les munitions) et malgré l’opposition de Barberot qui doit obéir aux ordres de la division (j’ai entendu une partie de la discussion au téléphone) l’attaque part vers 15h30. Nous suivons les vagues d’assaut à 100 mètres, munis d’outils de parc et de grenades. Il faut grimper à pic, parmi une vraie moraine de roches. La position ennemie, formée d’une série de blockhaus reliés par une tranchée continue, est à peu près intacte, et défendue par de nombreuses mitrailleuses se flanquant les unes les autres. A peine sorti, le lieutenant Gadat, commandant la 5e compagnie, son second, le sous-lieutenant Chaffangeon tombent morts. Après un bond de 30 mètres, les 4e et 5e compagnies sont clouées au sol, à 50 mètres de la position ennemie par le feu croisé des mitrailleuses. Quand nous atteignons leur ligne de départ, le commandant donne l’ordre de s’arrêter et de se fortifier sur place.
Le sermon des capitaines de compagnie
Juste après l’attaque du 29 juillet, le sergent Berardin rapporte un « savon » que Barberot passe à ses capitaines de compagnie le 1er août :
Je me f . . . de votre peau, comme je me f . . . de la mienne ; c’est de la France qu’il s’agit . . . J’ai besoin de mes commandants de Cies ; par conséquent, je vous défends de vous exposer . . . Vous marcherez derrière la 2e vague . . . 50
Il est intéressant de noter qu’il doit lutter contre la sur-exposition à laquelle se livrent les capitaines, probablement la volonté de montrer l’exemple à leurs hommes. Une sur-exposition qui se traduit par des pertes très élevées des cadres au sein du 5e BCP (voir l’article d’Eric Mansuy).
Le coup de canne du Linge
Le sergent Bernardin livre ici un témoignage personnel qui rappelle la gifle de la cote 627, une violence physique directe du commandant qui surveille directement toute la manœuvre :
Mes hommes ont tout leur “barda” sur le dos. A mesure qu’ils arrivent, ils débouclent leur sac avant de s’installer : ça va trop lentement. Le commandant Barberot survient derrière moi sans que je le voie, et m’allonge un coup de canne sur un bras, avec cette mortifiante apostrophe : “Quand on ne sait pas faire valoir ses galons, on les rend . . .”. Ce ne serait pas au moment d’attaquer, je les arracherais de ma manche, ces galons qu’on me reproche de mal porter!
La légende n’est jamais loin…
La réputation du commandant Barberot se propage comme une « légende » au sein des hommes. Le récit fantaisiste et erroné du caporal Léon Bony l’illustre à merveille :
4 sept 5 heures du matin, nous envoyons des hommes à la corvée d’eau pour faire le café : nul ne revient. A 6 heures, nous sommes cernés par les Boches. Trahis par le Général Boste marié à une Boche. Il nous reste un seul côté nous permettant de battre en retraite, en arrière. Ma section est désignée pour protéger la 21 retraite du régiment, nous tenons jusqu’à 10 heures à 50 hommes. Mais nous avions déjà 10 hommes hors de combat, 7 blessés dont mon Sergent Roussel, 3 tués, le S. Lt Cuillerier, le tambour, et mon camarade, Vermorel, dont moi je me trouvais entre eux deux dans la tranchée : je n’avais pas une égratignure. Quelle chance ! A 3 heures nous avons rejoint le régiment au col des Journaux. Dans l’après-midi, le Cmt Barberot fit arrêter le Général Boste comme traître et le fit conduire à Fraize, baïonnette au canon. Il nous fut accordé 2 heures, nous permettant de faire à manger, ayant touché quelques vivres.
Le sergent Bernardin – peu rancunier de son coup de bâton – a lui un regard plus réfléchi :
Patriote ardent et soldat dans l’âme, il connaît à fond son métier, et nous paraît tout de suite d’une valeur bien au-dessus de son grade. Mais il a des idées personnelles, et il fait fi de la routine dont tant d’autres chefs supérieurs ne sont pas encore affranchis. Son franc parler, que ne tempère aucun souci de plaire a dû nuire à son avancement.
Qu’aurait donc été ce caractère dans des responsabilités plus élevées auxquelles Charles Barberot auraient sans aucun doute accédé, si la mort ne l’avait enlevé le 4 août 1915 ?