Après la première partie, la distorsion des JMO, ce deuxième épisode d’Eric Mansuy consacré à la terrible journée du 4 août 1915 au Linge s’intéresse aux servants survivants du canon de 65 du lieutenant Chardon, et comment ils ont été accusés à tort d’abandon de poste. Une histoire qui montre ô combien la recherche de boucs émissaires n’est jamais loin quand le commandement fait face à des revers militaires.
Le 65 de la 41e, et la nuit du 4 août
Ce canon de 65 mm. fait son apparition « sur le papier » quelques jours avant cette journée fatidique, dans un ordre du colonel Brissaud-Desmaillet :
3e Brigade de Chasseurs
Le 1er août 1915
Ordre Consécutif du Commandant de la 3e Brigade à l’Ordre d’Opérations N°42 du Commandant de la 129e Division
I. L’attaque sera déclenchée à l’heure fixée par le Commandant de la Division, vraisemblablement pas avant 17 heures. Le mécanisme d’exécution est le même que celui qui a été approuvé pour la journée du 31 juillet.
II. L’irruption du 5e Bataillon hors de ses tranchées de 1ère ligne sera appuyée et couverte comme il suit :
1°. Par une section de canons de 58 et une section de mortiers Aasen, en batterie sur les pentes Sud-ouest du Collet du Linge, avec mission de bombarder la tranchée située en angle mort à l’Est du Lingekopf et d’où l’ennemi peut tirer sur le flanc gauche du 5e.
2°. Par une section de 58, une pièce de 65 et une section de mitrailleuses installées sur les pentes Sud-ouest du Lingekopf, avec mission d’enfiler la route du Honack (versant Est) et de battre les pentes à l’Est de la ligne des blockhaus du Schratzmännele.
III. Les garnisons de 1ère ligne du front défensif garniront leurs tranchées à l’heure fixée pour l’attaque et exécuteront une démonstration par le feu sur les tranchées ennemies qui leur font face. Les réserves des centres de résistance et la réserve générale resteront alertées dans leurs abris.
Eviter toute circulation inutile pendant la durée de l’attaque.
Le Colonel Brissaud, Commandant la 3e Brigade de Chasseurs » (SHD 24 N 2381)
Ce même jour est émis un ordre concernant l’artillerie et les mitrailleuses, dont voici le contenu :
3e Brigade de Chasseurs
1er août 1915
Le Colonel Brissaud-Desmaillet, commandant la 3e Brigade de Chasseurs, aux Lieutenants Chardon (65), Germain (58), Vidal (Aasen), Lafage, Heitzmann, et Lieutenant commandant le peloton de mitrailleuses du 106e
Ordre particulier pour la journée du 1er août
I. Mission des troupes et conduite de l’attaque.
Voir l’Ordre N°42 de la 129e Division et l’ordre consécutif de la 3e Brigade.
II. Mission générale des 65, 58, Aasen et mitrailleuses:
1°. Flanquer l’aile gauche de l’attaque.
2°. Empêcher l’ennemi de gagner ses tranchées et arrêter les contre-attaques.
III. Missions particulières :
a) Canon de 65. Tirera pendant 20 minutes avant l’attaque et cessera son feu au moment de l’attaque. Bombardement intense des blockhaus, des tranchées qui les relient et des pentes Est du Schratzmännelé.
b) Mortiers de 58 et Aasen. 20 minutes avant l’attaque, bombardement des pentes Est du Schratzmännelé, en particulier des boyaux permettant aux Allemands d’occuper leurs tranchées.
Pendant l’attaque, allonger le tir pour battre les pentes Est du Linge et du Schratzmännlé. Se tenir toujours prêt à concentrer le feu sur les pentes Est du Linge et du Collet, de façon à arrêter toute contre-attaque sur nos positions.
c) Mitrailleuses. Se tiendront prêtes à tirer sur toutes troupes ennemies venant garnir les tranchées du Schratzmännelé, en faisant une contre-attaque sur nos positions du Linge et du Collet. Déclancheront leur tir suivant les circonstances.
G. Brissaud » (SHD ibid.)
Au terme de ces combats, le colonel Brissaud-Desmaillet rédige un compte-rendu dans le corps duquel le rôle joué par ce canon de 65 mm. est présenté, et favorablement souligné :
3e Brigade de Chasseurs
Combats du 1er août 1915
En exécution de l’Ordre d’Opérations N°42 de la 129e Division, les 3e et 5e Brigades de Chasseurs ont repris le 1er août leur mouvement offensif.
La 3e Brigade, avec le 5e Bataillon de Chasseurs, a attaqué sur la crête Nord du Schratzmännelé, du Collet du Linge au sommet du Schratzmännelé (inclus), concurremment avec le 15e Bataillon de Chasseurs qui avait comme objectif depuis le sommet jusqu’aux carrières du Schratzmännelé.
A la droite du 15e Bataillon, le 115e Bataillon assurait la liaison avec l’attaque sur le Barrenkopf et couvrait vers l’Est et le Sud-est l’attaque sur le Schratzmännelé.
De 10 h. à 18 h., notre artillerie exécute sur les tranchées et blockhaus ennemis des tirs de destruction dont un certain nombre bien réglés détruisent parfaitement les trois premiers blockhaus et la tranchée au Sud du Collet du Linge mais laissent cependant intacts les ouvrages du sommet même du Schratzmännelé.
A 18 heures, 2 soldats allemands du 2e bataillon du 74e Régiment sortent de leur tranchée des pentes Sud-est du Collet du Linge et se rendent aux chasseurs du 5e Bataillon. Le peloton auquel ils appartenaient aurait été, paraît-il, anéanti par le feu de notre artillerie.
A 18 h. 30, le Général commandant la 129e Division fixe à 19 h. 30 l’heure de l’attaque de notre infanterie. Le tir de préparation directe de l’artillerie durera de 19 h. à 19 h. 30, avec redoublement de feu pendant les 15 dernières minutes.
A 19 h. 10, une pièce de 65 de montagne, quatre canons de 58, 3 mortiers Aasen et 2 sections de mitrailleuses placées sur les pentes Sud-ouest du Lingekopf et du Collet du Linge préparent l’attaque d’infanterie en bombardant tous les flanquements possibles et en tenant sous leur feu un certain nombre des boyaux de communication de l’ennemi à l’Est de la crête du Schratzmännelé.
Ces pièces ont rendu de très grands services au moment même de l’attaque d’infanterie en empêchant l’arrivée des renforts et en causant de grandes pertes à l’ennemi qui s’enfuyait des tranchées enlevées par notre infanterie.
Elles ont constamment constitué une menace permanente sur les flancs de l’ennemi sur les pentes Nord-ouest du Schratzmännelé. […]
Le Colonel commandant la 3e Brigade de Chasseurs,
G. Brissaud » (SHD ibid.)
Le lendemain, 2 août, c’est au tour du lieutenant Robert Le Masson, du 33e RAC, de mentionner cette même pièce dans son rapport émis à l’issue d’une reconnaissance :
2 août, 18 heures
Le Lieutenant LE MASSIN [sic], de l’Artillerie de la 9e Division de Cavalerie, à Monsieur le Chef d’Escadron ROUSSEAU, Commandant le Groupement II.

Il ressort de la reconnaissance que je viens de faire, que les Français et les Allemands occupent les positions indiquées par le croquis ci-dessus.
Le 5e Bataillon a pris hier les blockhaus E, F, G, a construit un boyau vers G° dont il s’emparera probablement à la 1re heure demain matin.
Le 15e Bataillon a progressé de IJ en KL. Il n’occupe pas la crête géographique du Schratzmännlé et les Allemands de H et P dominent ses boyaux conduisant à la tranchée de 1ère ligne.
Les Allemands ont quelques abris entre P et H qui semblent intacts. La force de résistance de leur ligne consiste surtout dans la tranchée qui les relie, tranchée très solide constituée avec des sapins abattus et de gros cailloux. H domine tout le terrain jusqu’au Collet du Linge, et peut en outre tirer dans la direction du 15e Bataillon. Celui-ci peut être pris par des feux allemands venant de sa droite et de sa gauche. Il me semble qu’il faudrait faire tomber d’abord cette pointe allemande avant de s’attaquer aux ouvrages du côté de la carrière.
Le 75 ne peut démolir ces blockhaus et tranchées mais il peut tuer les défenseurs, à condition qu’un observateur se trouve sur la première ligne française et règle pièce par pièce à 25 mètres près.
Le 155 peut démolir tous les blockhaus […]
Le 65 casematé pourrait agir efficacement sur ce point au moment de l’attaque.
Le 58 peut rendre de gros [sic] services à condition d’être porté en 1ère ligne et de choisir un emplacement où ses projectiles ne rencontreront pas d’arbres dans le voisinage. » (SHD 24 N 2380)
C’est la dernière fois que cette pièce d’artillerie de montagne est évoquée. En effet, le 3 août, un rapport dont l’objet est pourtant la reconnaissance de la veille, qui reprend celui du lieutenant Le Masson, n’y fait même pas allusion :
VIIe Armée / 129e Division / Artillerie
3 août 1915
Le Lieutenant-Colonel de la Fontaine, commandant l’A.D. 129 à Monsieur le Général, commandant la 129e Division
J’ai fait faire hier une reconnaissance détaillée du front Collet du Linge – Grande carrière, dont j’ai l’honneur de vous transmettre ci-après le résultat. Une autre reconnaissance est en cours entre la Grande carrière et les éboulis. Entre le Collet et la Grande carrière, Français et Allemands occupaient hier après-midi les positions indiquées par le croquis ci-dessous.

Le cinquième bataillon a pris le premier août les blockhaus E, F, G ; il a construit une approche allant de G vers G’, qui hier soir, était neutre et dont on avait l’intention de s’emparer ce matin.
Le 15ème Bataillon a progressé de I-J à K-L ; il n’occupe pas la crête militaire, et les Allemands, de H et de P dominent les tranchées et boyaux français.
Entre P et H, la force de la ligne allemande consiste dans une tranchée très solide, faite de sapins et de grosses pierres, avec abris en R, S, T, ces abris précédés par une grosse barrière de fil de fer.
L’ouvrage H domine tout le terrain entre le Collet et la Grande carrière : il a la forme d’un V dont la pointe est tournée vers le Nord-ouest ; un fort casematage en rondins abrite une ou plusieurs mitrailleuses à la pointe du V ; les deux branches sont percées de nombreux créneaux qui donnent des feux dans la direction du Collet et dans celle de la Grande carrière.
Il me semble impossible de lancer de l’infanterie contre le front P’, P, R, S, T tant que H tient, puisque cet ouvrage H bat d’enfilade le terrain de l’attaque et les places d’armes et boyaux de rassemblement. A mon point de vue, je considère la prise de H et l’installation de l’infanterie dans la région de H comme une opération préliminaire indispensable à l’exécution de l’attaque sur le sommet même du Schratzmännele et sur les carrières.
Je pense que l’ouvrage H sera relativement facile à bouleverser avec des obus allongés de 155 CTR (à défaut de mine), sans grand danger, à la condition de faire évacuer pendant le tir les tranchées A’, A, J, L et de ne pas avoir de fantassins à moins de 150 mètres de H.
Le recul momentané de l’infanterie se ferait, bien entendu, sous la protection d’un tir de 75. Le tir du 155 serait réglé par deux observateurs d’artillerie, l’un en A’, l’autre en L.
Il va sans dire que lorsque l’on passerait à la préparation d’artillerie sur le sommet du Schratzmännele et sur les carrières, il serait indispensable, sous peine de renoncer à la préparation par le feu des canons, de faire reculer l’infanterie à 150 mètres également en-deçà des objectifs à battre (distance qui peut paraître exagérée, mais qui est motivée par la configuration du terrain et par sa nature rocheuse qui rend les projections de pierrailles à redouter).
Il y aurait intérêt à établir au plus tôt un observatoire casematé pour l’artillerie en G d’où l’on a des vues dans toute la région Sud et Est, et d’où l’on pourrait régler le tir du 75 sur la route de ravitaillement des Allemands. Je demande que cet observatoire soit fait par le génie.
Conformément à vos instructions, j’ai fait connaître au service télégraphique de la division les conditions dans lesquelles il devra doubler ma ligne téléphonique actuelle reliant 865 avec le central artillerie du Linge, pour les besoins exclusifs des observateurs avancés de l’artillerie. J’assume comme par le passé par mes propres moyens la pose des lignes entre le central artillerie du Linge et ces observateurs avancés.
En ce qui concerne les relations entre le commandement de l’artillerie (Commandant Rousseau et moi) et les chefs d’infanterie en 1ère ligne, elles ne peuvent être entretenues pendant l’action qu’en se servant des lignes téléphoniques du réseau du commandement, l’amélioration et la consolidation sont à réaliser. » (SHD 24 N 2381)
Force est de reconnaître que la focale est ici placée sur les ouvrages de la ligne de crête et ceux placés en contrebas, et n’aborde pas les arrières censés être visés, potentiellement, par le 65 mm. en question, autrement dit sur les pentes Est du Schratzmännele.
Plus étrangement, cependant, le JMO de la 41e batterie du 1er régiment d’artillerie de montagne (1er RAM), dont la 1re section a fourni cette pièce, ne porte aucune entrée aux dates des 2 et 3 août. Selon toute vraisemblance, elle n’a dû que peu s’employer, sans tant elle qu’elle ait même eu à le faire, lors de ces deux journées.
Quant aux archives de la 3e brigade de chasseurs, elles n’en portent pas la trace avant le 4 août, alors que cette pièce s’est trouvée le 3 dans une zone bombardée :
3e Brigade de Chasseurs
Compte-rendu de la journée du 3 août 1915
1 h. 30. Courte mais vive fusillade sur tout le front Collet du Linge et Lingekopf. Pendant toute la nuit, l’artillerie ennemie arrose les bois du Linge et surtout le saillant Sud-ouest, causant quelques pertes parmi les troupes de réserve.
A partir de 5 h. 30, bombardement par Minenwerfer de toute notre première ligne. L’artillerie ennemie continue à arroser les pentes Ouest du bois du Linge et du Schratzmännele, le saillant Sud-ouest du Linge et tous les boyaux de communication.
8 h 00. Par l’Ordre Général N°43 de la 129e Division, toutes les troupes du Linge et du Schratzmännele sont placées sous les ordres directs du commandant de la 3e Brigade de Chasseurs. 3 compagnies du 27e Bataillon de Chasseurs sont mises à sa disposition.
Reste de la journée sans changement.
Coups de feu et courtes fusillades continuelles. Bombardement violent mais intermittent de toutes nos positions. » (SHD ibid.)
Le 4 août à 12 heures 45, dans son ordre d’opérations n°1 (que nous avons déjà partiellement cité ci-dessus), le colonel Brissaud-Desmaillet, après avoir fait état de la répartition des troupes de ses trois groupes et de sa réserve générale, indique les missions assignées à l’artillerie et aux mortiers :
a) Une pièce de 65 aux ordres du Commandant du centre pour assurer le flanquement rapproché des pentes Est du Schratzmännele.
b) 4 canons de 58 (lieutenant Germain) et 4 mortiers Aasen (lieutenant Vidal du 54e) ayant pour mission de battre les angles morts à l’Est de la position du Lingekopf et de la crête du Schratzmännele. (SHD ibid.)
C’est au cours des combats de la fin de l’après-midi de ce 4 août que meurt le lieutenant Charles Chardon, après que trois autres membres de sa section ont été blessés, comme l’atteste le contenu du JMO de la 41e batterie du 1er RAM :
4 août. Les Allemands bombardent violemment les sommets du Linge et prononcent une contre-attaque.
Pertes de la batterie :
Le lieutenant Chardon : tué
Bordon, maître-pointeur ; Gouny, canonnier ; Larrivé, infirmier : blessés
La pièce qui était en batterie au Collet est mise hors d’usage par des éclats d’obus. Elle est ramenée au Reichberg dans la nuit du 5 au 6 août. (SHD 26 N 1215/5)
Quatre malheureux parmi des dizaines d’autres pertes, au beau milieu d’une journée d’épouvante. Ces quatre hommes pouvaient passer inaperçus, l’un parti vers sa tombe et les trois autres vers une formation sanitaire. Et pourtant, au moment où des bataillons exsangues étaient retirés du front et que se déroulaient de nouveaux combats, ils allaient être rattrapés par le sordide, le surlendemain des faits.
Des artilleurs au pilori
Tout commence par un courrier adressé par le lieutenant Gaston Vidal, commandant le peloton de mitrailleuses du 54e BCA, à son chef de corps, le capitaine Robert Touchon :
J’ai l’honneur de vous rendre compte que conformément à vos ordres, je me suis rendu avec 12 hommes de mon peloton au Collet du Linge pour y enlever une pièce de 65 de montagne.
Arrivé à l’emplacement de la pièce, je n’y ai trouvé ni le chef de pièce, ni les servants. J’ai fait fouiller les abris à plus de 100 mètres autour de l’emplacement. Les artilleurs avaient abandonné la pièce. En partant, ils n’avaient emporté ni la culasse, ni les appareils de pointage. Nous avons procédé au milieu de la nuit au démontage du canon que nous avons rapporté avec mille difficultés près de votre poste de commandement.
Cette opération a été rendue particulièrement périlleuse par la fusillade, les pétards et surtout par l’obligation dans laquelle je me trouvais, ignorant totalement le démontage de la pièce, d’éclairer l’emplacement.
Je vous signale la conduite particulièrement brillante des chasseurs Chapurlat, Charoud, Lanvers et Hubeau. » (SHD 24 N 2380)
Cette lettre, au contenu d’une gravité qui ne manque pas de susciter l’émoi, remonte alors la voie hiérarchique et donne lieu, le 8 août, à ce commentaire du colonel Brissaud-Desmaillet, qui s’en tient aux déclarations du lieutenant Vidal :
Je signale avec la plus vive indignation, la conduite honteuse du peloton de pièce. Le lieutenant Chardon, qui commandait la section, lui avait cependant donné un bel exemple de courage. Cerné par un groupe de soldats ennemis, il avait défendu sa pièce à coups de pétards et était tombé à côté d’elle.
En même temps que je demande une sanction sévère contre les canonniers, je sollicite une citation collective en faveur du peloton de mitrailleurs du 54e bataillon. » (SHD ibid.)
Le chef de bataillon Louis Braquet, chef d’état-major de la 129e DI, annote à son tour ces deux premiers documents, le 9 août :
Transmis en communication à monsieur le commandant de l’A.D. 129, qui est prié de faire une enquête sur les faits dont il est question dans la lettre du lieutenant Vidal et d’en adresser les résultats au général de division avec son avis personnel. » (SHD ibid.)
Dans la même journée, le lieutenant-colonel Ange Cornu de la Fontaine, commandant l’artillerie divisionnaire de la 129e DI, ajoute sa pierre à l’édifice postérieurement à la lecture du rapport du commandant du groupement d’artillerie auquel appartenaient les artilleurs incriminés, rapport qu’il joint à ses conclusions :
Ci-joint un rapport du capitaine Le Masson relatant en tous détails les agissements du chef de pièce et du peloton de pièce de 65 du Linge pendant l’attaque allemande du 4 et la nuit du 4 au 5 août. Je ne crois pas que les artilleurs puissent être soupçonnés d’avoir abandonné leur pièce. Si l’abri de la pièce n’avait pas été occupé par les mitrailleurs du 121e, le peloton de pièce y eût sans doute passé la nuit. Le chef de pièce a, d’après ses déclarations, installé pour la nuit son personnel dans l’abri le plus voisin après avoir pris des dispositions pour accourir à la pièce à la première alerte. Le passé du chef de pièce et sa conduite le 4 août aux côtés du lieutenant Chardon, sa présence d’esprit le soir au moment où il sollicite des ordres, la façon dont il a su garder en mains son personnel dans la nuit du 4-5 août et ramener en arrière le 5 au matin les munitions et le matériel restants, me paraissent constituer des preuves de son sang-froid et sauvegarder son honneur militaire. Pour faire la lumière complète, il conviendrait peut-être d’interroger le MDL d’artillerie Verger en présence du lieutenant du 121e qui a fait placer la mitrailleuse dans l’abri de la pièce de 65, et du lieutenant Vidal.
Rapport du capitaine Le Masson, commandant le Groupement I
Le 4 août au matin, le lieutenant Leandri, commandant la 41e batterie, va dans le bois du Linge. Il voit le lieutenant Chardon vers les 9 heures à la tranchée de 1re ligne auprès de sa pièce – à ce moment, trois servants étaient de garde à la pièce.
Le bombardement commence vers 11 heures, notamment sur les tranchées occupées par le 121e Chasseurs. Le lieutenant fait abriter le personnel de la pièce dans un abri qui lui a été désigné comme disponible par le 121e Chasseurs mais laisse 1 servant de garde à la pièce – relevé toutes les heures (cet abri se trouve à vol d’oiseau à 8 m. de la pièce). Pour se rendre de l’abri à la pièce, il faut passer par le boyau et faire de la sorte un parcours de 15 m. environ au maximum, de l’abri à la pièce.
A 14 heures, le lieutenant reçoit l’ordre ci-joint daté de 12 h. 5 du colonel commandant la 3e brigade.
Il y a lieu de noter que quelque temps avant, le lieutenant Chardon avait reçu du colonel commandant la 3e brigade, l’ordre verbal de mettre sa pièce en 2e ligne puisqu’elle ne servait à rien, étant au Linge depuis le 26 juillet et en batterie depuis le 1er août pour tirer en tout 26 obus par-dessus les arbres, dans la direction du Schratzmännele, seule direction possible. Le lieutenant n’avait pu exécuter encore cet ordre, exécutable de nuit seulement.
A 15 heures, la canonnade ralentit. Le lieutenant dit : « cela va être l’attaque » et il emmène le personnel à la pièce. A ce moment, le caporal Gouny est blessé d’un éclat d’obus. Le lieutenant se rend compte que l’attaque va surtout se déclencher sur sa gauche (Lingekopf). Comme il ne peut pas tirer dans cette direction, il renvoie le personnel à l’abri, et prévient le maréchal des logis Verger que quand il l’appellera auprès de lui, il viendra seul.
A plusieurs reprises, ils se rendent ainsi tous deux à la tranchée, croyant à l’attaque. Celle-ci ne se déclenche que vers 19 heures. Tous deux vont à la pièce (lieutenant Chardon, MDL Verger) ainsi que le sous-lieutenant Germain (31e d’artillerie). Le lieutenant Chardon avait son revolver et des pétards. Il dit au MDL Verger d’aller chercher des fusils. Verger revient avec un mousqueton, un fusil et des cartouches. En remontant le boyau très étroit, il est bousculé par des éléments du 121e qui descendent à toute allure, y compris deux lieutenants du 121e – en pleine panique, les officiers ayant crié « Sauve qui peut ».
Le MDL Verger, entraîné par le courant, descend une trentaine de mètres puis il se ressaisit, rameute quelques chasseurs et son peloton de pièce qui avait été pris dans le courant, et remonte avec eux à la pièce. Il y trouve le lieutenant Chardon tué dans le boyau. Sur les conseils d’un sous-lieutenant du 27e et d’un lieutenant du 121e qui se trouvaient là, il prend les objets personnels du lieutenant Chardon et aidé de ses servants, il place le corps sur le talus contre le boyau (canonniers Effantin, Genoud, Barbier, Jauffray, Bossut Picat). Les trois autres servants Bordon, Gouny, Larrivé, blessés dans la journée par le bombardement, avaient été descendus au poste de secours.
Vers 19 heures 30 ou 20 heures, un lieutenant du 121e fait placer une mitrailleuse dans l’abri de la pièce. Le MDL Verger lui demande si la pièce gêne et s’il faut l’enlever. Le lieutenant lui dit que non, que la pièce ne gêne pas, que la mitrailleuse suffit, que les Allemands ne viendront pas, leur attaque est enrayée.
Le MDL Verger fait alors mettre le personnel de la pièce dans l’abri à 8 m. et va au poste de commandement du 5e Chasseurs pour tâcher de téléphoner et demander des ordres. Il est reçu par un capitaine du 5e Chasseurs qui lui dit : « Il n’y a plus de commandement. Le commandant du 5e est tué. Votre lieutenant est tué, remplacez-le. C’est chacun pour soi. Et foutez-moi le camp. »
Le MDL Verger va alors à un endroit (150 m. en dessous) où il sait qu’il y a un agent de liaison de la batterie – le caporal Charpin – et l’envoie rendre compte au commandant de la 41e batterie et demander des ordres (comme les boyaux étaient toujours bombardés, ce canonnier ne put remplir sa mission que tard dans la nuit, mais le MDL ne le sut que le lendemain).
Le MDL remonte donc à la pièce, demande aux mitrailleurs du 121e s’il faut laisser un homme de garde à la pièce et répondent que non puisqu’ils y sont et qu’ils le préviendront s’il y a quelque chose. Il place donc son personnel dans l’abri et laisse un homme éveillé en permanence assis contre l’ouverture de l’abri (relevé toutes les heures ½).
Dans la nuit, la mitrailleuse du 121e part (sans le prévenir), est relevée par des chasseurs du 54e. Au petit jour, le MDL Verger se réveille, il va voir si son planton Charpin est revenu avec des ordres, puis il remonte à la pièce et constate le départ du 121e et de la mitrailleuse et que les chasseurs ont descendu le tube, le frein, l’appareil de pointage qui tient sur le tube, laissant en place les roues et la flèche. Le canon avait été laissé, sur les conseils du lieutenant Chardon, en position de tir, les appareils en place, recouvert d’une bâche. Le maréchal des logis, en laissant les choses en l’état, ne faisait que se conformer aux indications que le lieutenant lui avait données de son vivant.
Il déclara que s’il avait senti un danger quelconque, il aurait pris sur lui de retirer le canon plus en arrière, mais devant l’affirmation rassurante du lieutenant du 121e, il n’avait pas insisté, reconnaissant d’ailleurs que le gros de l’attaque avait porté sur un autre point, et qu’elle était enrayée.
Dans la matinée, vers 7 heures, le lieutenant Leandri, commandant la 41e batterie, ayant envoyé un renfort de personnel avec leur maréchal des logis (Brisson), le MDL Verger fit descendre à 50 m. au-dessus du poste du colonel commandant la 3e brigade le corps du lieutenant Chardon, le reste du canon, les nécessaires, les cent obus qui se trouvaient auprès de la pièce et des fusées pour obus explosifs. Le mouvement dut être opéré avec beaucoup de précautions car les balles sifflaient toujours, venant de la crête gagnée par les Allemands. C’est vers cette heure-là que le MDL rencontra le lieutenant Vidal qui lui reprocha d’avoir abandonné son poste et d’avoir été introuvable.
En aucun moment de la nuit le personnel de la pièce n’a quitté l’abri où elle se trouvait (avec en plus un blessé du 121e que les canonniers avaient recueilli, ne pouvant le descendre), l’homme de garde restant éveillé contre l’ouverture. Le maréchal des logis reconnaît que toute la nuit, il y eut un va-et-vient continuel dans le boyau (relève, transport de blessés, renforts). Le mouvement du canon a pu échapper à la circulation dans le boyau (bien que celui-ci en fût tout près), n’étant pas vue de la porte de l’abri. Comme il a été dit plus haut, cet abri avait été indiqué au lieutenant Chardon comme disponible et le personnel l’avait utilisé, n’étant pas en mesure d’en construire un autre, le temps pressant. Cet abri se trouve à 8 m. en ligne droite de la pièce, à 15 m. par le boyau, l’ouverture opposée à la direction de l’ennemi.
Donc, malgré les affirmations du rapport qui vient de m’être communiqué, je prétends que le personnel de la pièce était toujours en place, n’ayant d’ailleurs aucun intérêt à aller autre part, et confiant dans la promesse des mitrailleurs d’être avertis, ce qui n’eut pas lieu au départ.
Il est évident que, en pleine nuit, les recherches sont difficiles, mais le personnel, je le répète, comptait sur l’avertissement du 121e qui connaissait son emplacement.
J’ajoute que le maréchal des logis Verger est de la classe 1910 (réserviste). Il venait d’être nommé maréchal des logis le 29 juillet, en remplacement du chef de pièce blessé au Linge. Etant de l’active, il a été au Maroc (avec la 8e batterie du 1er de montagne), a été blessé le 24 décembre 1912 au combat de Dar el Kadi, et a reçu la Médaille militaire avec le motif : « Blessure de guerre et belle attitude au feu. » C’est un excellent soldat qui a toujours fait preuve des meilleures qualités militaires, tant pendant son service actif que dans la campagne actuelle à la 41e batterie.
Les faits relatés ci-dessus sont à mon avis de nature à éclairer complètement la question. Ils montrent en outre que ce maréchal des logis d’artillerie connaît et applique la vraie solidarité des armes au moment du danger.
Le capitaine Le Masson, Commandant le Groupement n°I » (SHD ibid.)

l’Hörnleskopf : 4 pièces de 65 mm. en A, 4 pièces de 75 mm. en B, 4 pièces de 65 mm. en C, 16 pièces de 58 mm. SHD 24 N 2396
Cette triste affaire prend fin le 12 août. Le courrier adressé au général Nollet contient de nouvelles précisions, qui ne mettent pas vraiment en valeur le lieutenant Gaston Vidal, instigateur du premier signalement de faits qui s’avèrent finalement erronés :
VIIe Armée / 129e Division
Brigade de Chasseurs / Etat-major
Secteur Postal N°168
Le 12 août 1915
Le lieutenant-colonel Segonne
Adjoint au général commandant la 5e Brigade de Chasseurs
A Monsieur le Général commandant la 129e Division
Par note en date du 11 août courant, vous m’avez adressé en communication un dossier relatif à l’abandon d’une pièce de 65 par le personnel de cette pièce au collet du Linge dans la nuit du 4 au 5 août et vous m’avez prescrit de faire une enquête au 121ème bataillon sur cet incident.
J’ai interrogé à ce sujet les officiers du 121ème bataillon actuellement présents à ce bataillon. La déposition du lieutenant Heitzmann, commandant le peloton de mitrailleuses de ce bataillon, qui était présent sur les lieux est très précis et est appuyé complètement par les dires du sergent mitrailleur qui lui reste.
Il en résulte que le rapport du capitaine Le Masson est entièrement exact dans le fond. Le personnel de la pièce de 65 a bien été abrité dans l’abri signalé dans ce rapport et laissé disponible par le 121ème.
La panique signalée dans ce bataillon a eu lieu dans une fraction de la 2ème compagnie. Seulement les 2 lieutenants signalés, loin de crier « Sauf qui peut » [sic] ont au contraire arrêté les chasseurs à une trentaine de mètres en arrière de la crête et les ont ramenés au combat.
Il y a eu toutefois malentendu entre le sous-officier de la section de mitrailleuses du 121ème occupant l’abri du canon de 65 et le maréchal des logis d’artillerie. Alors que ce dernier croyait que le 121ème devait le prévenir en cas de départ, le premier prétend qu’il n’a jamais eu l’intention d’avertir les artilleurs que si l’ennemi attaquait ou si le besoin d’utiliser la pièce se faisait sentir. Il a donc estimé en quittant son emplacement le 5 à 4 heures du matin qu’il n’y avait pas lieu d’en aviser les artilleurs, tout étant calme sur la ligne.
Le détachement du 54ème bataillon de chasseurs du lieutenant Vidal est arrivé vers 23 heures, le 4, à l’emplacement de la pièce de 65 et a essayé de démonter cette pièce en présence des mitrailleurs du 121ème. Il aurait fait beaucoup de bruit, aurait appelé à haute voix les artilleurs sans les chercher, aurait usé largement d’une lampe électrique, ce qui aurait indisposé les chasseurs du 121ème, qui au lieu de l’aider ont essayé de le faire taire et de lui faire éteindre sa lampe. C’est le détachement du 54ème qui a descendu le tube, le frein et l’appareil de pointage qui tiennent sur le tube. Il a laissé sur place le reste de la pièce qui a été retiré, comme l’indique le rapport du capitaine Le Masson, par les artilleurs le 5 au matin.
Il ne semble pas dans ces conditions que le personnel de la pièce de 65 puisse être accusé d’avoir abandonné son poste.
J’ai l’honneur de vous renvoyer ci-inclus le dossier communiqué. » (SHD ibid.)
A la lumière de la succession d’éléments détaillés, contextualisés et circonstanciés, figurant dans les écrits du capitaine Le Masson, du lieutenant-colonel Cornu de la Fontaine, et du lieutenant-colonel Segonne, peut-être convient-il de revenir au contenu du courrier du lieutenant Vidal. Dans un premier temps, cet officier ne manque certes pas de faire état, factuellement, de ce qui lui apparaît être un abandon de leur pièce en état de tir par les artilleurs ; la suite, de par sa formulation, ne peut cependant manquer d’attirer l’attention :
Nous avons procédé au milieu de la nuit au démontage du canon que nous avons rapporté avec mille difficultés près de votre poste de commandement. Cette opération a été rendue particulièrement périlleuse par la fusillade, les pétards et surtout par l’obligation dans laquelle je me trouvais, ignorant totalement le démontage de la pièce, d’éclairer l’emplacement.
Si son usage de la lampe (et de ses cordes vocales, ce qu’il passe sous silence) lui est reproché en raison de son caractère intempestif et de sa dangerosité (encore est-ce un euphémisme, à tout le moins) par les mitrailleurs du 121e BCP, peut-être n’y a-t-il pas eu loin de la coupe aux lèvres entre sa description des circonstances périlleuses de son opération de démontage et l’allant dont le colonel Brissaud-Desmaillet a fait preuve en sollicitant une citation pour le peloton de mitrailleurs du 54e BCA après avoir flétri le peloton du 1er RAM.
Jean-Norton Cru, dans son « Témoins », a fait de Vidal et de son texte (« Figures et anecdotes de la Grande Guerre », publié en octobre 1918) une présentation dont le ton, qui lui est coutumier, lui est fréquemment reproché au motif de son caractère vitriolique. En l’espèce, ce qu’en dit Cru semble faire écho à la description du fameux démontage, faite par Vidal :
Dans un style de matamore, il nous raconte les exploits des chasseurs, pures gasconnades, mais qui inspireront un désir de fausse gloire aux jeunes générations. […] Certains diront que ma critique est trop absolue, qu’il est injuste de juger les opinions du temps de guerre du point de vue d’une période assagie, qu’il faut tenir compte de la psychose de guerre dont l’emprise fut générale en France, que tous les écrivains se laissèrent aller à des outrances de sentiment et d’expression qui leur sont aujourd’hui très étrangères. Je prétends au contraire être équitable et ne pas abuser de ma position de critique écrivant en 1927. J’ai lu beaucoup de livres de guerre pendant la guerre même, je les ai annotés et j’ai réprouvé alors les mêmes outrances qu’aujourd’hui. D’autre part, c’est dans les tranchées que j’ai connu certains livres que je place aujourd’hui au premier rang et dont on ignore trop les qualités précieuses. Dès le temps de guerre leurs auteurs surent rester eux-mêmes, surent préserver leur probité contre toutes les influences déformantes de la littérature à la mode : le ton de fier-à-bras, les récits glorieux, la calomnie de l’ennemi, etc. Quand on dit que personne n’a échappé à l’emprise de la mode de guerre, on commet une grande injustice à l’égard de ces hommes vraiment libres, vraiment honnêtes, de ces témoins irrécusables que furent Genevoix, Pinguet, Pézard… tous les 28 que je mets dans la 1re classe, et même les 33 que je mets dans la 2e classe. C’est parce que tous ceux-là surent être intellectuellement probes que je prends le droit de juger Vidal et tant d’autres sans indulgence.
Signaler purement et simplement que l’abri du canon de 65 mm. était inoccupé aurait été une chose, mais affirmer péremptoirement que « les artilleurs avaient abandonné la pièce » en était déjà une autre, et mettre en avant avec une forfanterie pas même voilée le péril surmonté au cours du démontage, une autre encore. Les dés étaient jetés. Même si l’honneur des artilleurs de montagne devait être rétabli une semaine après les faits, ces hommes n’en avaient pas moins été injustement livrés à la vindicte. Etait-ce si surprenant ? A regarder de près quelques antécédents, pas forcément…
Avec nos très sincères remerciements à Florian Hensel et Patrick Germain.

Des lecteurs empressés :
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Vous avez tout à fait raison, et plus particulièrement le commandement de l’artillerie.
Les artilleurs ont souvent été injustement vilipendés au Linge mais les unités allemandes les redoutaient.
Faut-il s’étonner d’une telle histoire ? D’autres ont malheureusement connu le peloton d’exécution avant d’être réhabilités…
Bonjour Thierry, dans le cas présent, il y a néanmoins une enquête sérieuse qui permet de rétablir rapidement les faits, avant toute justice expéditive. On peut mettre cela au crédit du commandement.