Il y a cent ans, le 25 juillet 1915, débute l’engagement du 5e bataillon de chasseurs à pied, et son nouveau commandant Charles Barberot, dans l’offensive du Linge. Celle-ci a démarré depuis le 20 juillet et vise à conquérir les hauteurs des crêtes, pour déboucher et conquérir la vallée de Munster. L’offensive est en lien étroit avec les opérations engagées à Metzeral et l’Hilsenfirst depuis juin.
Le 5e BCP était au repos depuis le 4 juillet au camp du Klinz Rung, puis au Breitfirst le 6 juillet, après avoir été durement éprouvé sur l’Hilsenfirst et perdu son chef, le commandant Colardelle, remplacé le 26 juin par le commandant Barberot. Reconstitué à partir du 9 juillet, il est ré-entraîné par son nouveau chef. Il s’installe le 12 juillet à Kruth et Oderen où il est inspecté le 14 juillet par le général Joffre, puis déplacé vers Mittlach le 18 juillet. Le 21 juillet, il rejoint la zone de concentration de l’offensive du Linge au Gaschney puis au camp du Nisslessmatt.
Le témoignage de référence de cette offensive (pour le 5e BCP) est celui du sergent Joseph-Auguste Bernardin. Dans ses carnets, il raconte toute cette période « de l’intérieur », et notamment l’épisode de la montée vers le camp de Mulwenwald le 25 juillet 1915 (qu’il date du 27). A l’occasion du centenaire, publions cet extrait :
Après bien des détours (que je ne puis suivre faute de carte), nous descendons une pente rapide couverte de sapins. Brusquement, la tête de colonne s’arrête : on demande les commandants de compagnies. Que se passe-t-il? Sommes-nous fourvoyés? Il va être 11 heures ; les estomacs tiraillent. Quelques chasseurs grognent : “ Ah ! Nous sommes bien conduits ! Quand aurons-nous la soupe? ” D’autres, plus philosophes, tirent des vivres de leur musette, et mangent ; les plus inconscients « chahutent » et rient aux éclats. Le commandant envoie l’ordre de faire silence.
J’examine les lieux. Nous sommes à la lisière de la forêt ; à nos pieds la prairie dévale, franchit un ruisselet au fond du val, remonte de l’autre côté en pente plus douce jusqu’à une sapinière semblable à la nôtre. Un petit mur en pierres sèches, comme on en voit entre les pâturages des Hautes-Vosges, court en travers du vallon, longé par une piste en terre battue. Nous avons donc quelques centaines de mètres à découvert : j’imagine que c’est la raison de notre arrêt. Si ce passage est en vue des positions boches, je ne vois d’autre solution que d’attendre la nuit, ou de serrer les intervalles, de déboucher brusquement, et de franchir la prairie au galop. Les dernières compagnies auront sans doute de la casse, l’artillerie fouillera le bois de l’autre côté quand nous y serons ; mais qu’y faire ?
J’en suis là de mes réflexions quand le commandant Barberot arrive de son pas tranquille, la canne à la main, la figure impassible derrière ses grosses lunettes noires. Le capitaine Muller (6e Cie) et tous ses chasseurs le suivent à la queue-leu-leu munis chacun d’une branche de sapin : le « portantes ramos olivarum » du dimanche des Rameaux chante en mon imagination…
Le premier chasseur s’avance dans le pré, fiche en terre sa branche adossée au mur, et s’arrête ; le deuxième fait un pas de plus et dresse une second branche ; et ainsi de suite. En moins d’un quart d’heure nous avons une haie artificielle qui dissimule la piste, et le bataillon passe sans recevoir ni un obus ni un coup de fusil. A mesure que les compagnies arrivent sous bois de l’autre côté, le commandant Barberot les accueille avec un demi sourire, et d’un mot fait comprendre qu’il a préféré perdre une demi-heure et ne pas faire massacrer le bataillon. L’on sent qu’il est heureux du succès de son stratagème. Et les mécontents de tout à l’heure sont les premiers à dire : « Hein ! Barberot, c’est un type ! »